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La marche turque

Balkans, Chypre, Grèce, Syrie… La Turquie veut redevenir une puissance méditerranéenne. Faut-il la laisser faire ?

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La marche turque

Une crise, qui couvait depuis des années, est passée en quelques mois au centre des préoccupations internationales : celle qui oppose la Turquie à la Grèce et à Chypre, et dans laquelle la France se trouve très impliquée. Résumons le contexte. Grecs et Turcs ne sont pas d’accord sur leurs frontières maritimes respectives (eaux territoriales et zones d’exploitation économique exclusives), autour des nombreuses îles grecques qui se trouvent tout près du littoral turc. Ce n’est pas le seul cas, et les tribunaux internationaux règlent ces questions épineuses souvent en limitant ces zones autour d’îles qui pourraient, sinon, rendre difficile la situation du pays voisin. Mais la Turquie n’a pas signé la Convention de l’ONU sur le droit de la mer.

Deuxième dossier : Chypre. En 1974, un coup d’État soutenu par Athènes renversa l’archevêque Makarios, président de l’île depuis son indépendance, qui maintenait un équilibre fragile entre ses populations grecques et turques. En réaction, les Turcs débarquèrent et suscitèrent la création d’une « République turque de Chypre du Nord », qui n’est reconnue que par eux. En 2003, l’ONU suscita un accord pour réunifier l’île, mais il fut rejeté par référendum par les Chypriotes grecs, comme trop favorable aux Chypriotes turcs. En 2004 Chypre entra dans l’Union européenne. On pensait à l’époque que ce problème non résolu le serait dans le cadre des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE, que souhaitaient toutes les élites européennes, sans état d’âme.

Une Turquie isolée

Bien entendu, la question des frontières maritimes se pose aussi pleinement avec Chypre. Puis à partir de 2009 on a commencé à découvrir des gisements considérables de gaz, pour l’essentiel dans la zone maritime entre l’Egypte, Israël et Chypre. Ça a ajouté à la crise : la Turquie en cherche aussi, jusqu’ici sans succès, tandis que, cette année ,vient de se créer au Caire le « Forum du gaz de la Méditerranée orientale », qui réunit l’Égypte, Israël, l’Autorité palestinienne, la Jordanie, la Grèce, Chypre et l’Italie. La France a demandé à y adhérer. On voit se dessiner là un ensemble géopolitique essentiel dans la période actuelle, qui en outre a aidé à la normalisation toute récente des relations entre Israël et les Émirats arabes unis. Israël considère d’ailleurs désormais la Turquie, qui soutient le Hamas, comme encore plus dangereuse pour elle que l’Iran…

La Turquie est isolée, et réagit en envoyant des navires de recherche dans des zones que lui contestent la Grèce et Chypre, et elle les fait escorter par des vaisseaux de guerre, ce qui a suscité un déploiement naval et aérien grec. Et le débarquement récent de soldats grecs sur une île toute proche de la côte turque, en principe démilitarisée.

Mais ce n’est pas tout : l’affrontement s’étend à la Libye, où la Turquie soutient le gouvernement de Tripoli reconnu par l’ONU (comme d’ailleurs l’Italie), alors que l’Égypte, les Émirats, la Russie et la France soutiennent son adversaire, le général Haftar. En novembre 2019, la Turquie et Tripoli ont signé deux accords : le premier, militaire, a permis les mois suivants de renverser la situation et de mettre en difficulté le général Haftar, qui avait paru être sur le point de gagner. Et le second accord établit une frontière maritime entre la Turquie et la Libye, qui a un délicieux parfum ottoman mais qui ne tient nul compte des droits de Chypre et de la Grèce.

Tout cela est une nouvelle étape pour Ankara, qui s’est progressivement affirmé, abandonnant l’atlantisme de la Guerre froide, depuis les années 1970, déjà bien avant l’arrivés au pouvoir de l’AKP islamiste et d’Erdogan. Dans les années 1990, le rôle de la Turquie dans les Balkans est redevenu significatif, tandis que l’intérêt « pantouranien » pour l’Asie centrale renaissait. En 2003, l’effondrement de l’Irak, libérant les Kurdes, conduisait Ankara à intervenir militairement dans le nord du pays pour limiter les risques de contagion en Turquie (à la population kurde à 25%).

Cette politique a été souvent qualifiée de « néo-ottomane ». Mais, en fait, la doctrine officielle actuelle est celle qu’a formulée, il y a quinze ans, l’amiral Gürdeniz, alors chef d’état-major de la marine : « La patrie bleue », qui vise à transformer la Turquie en puissance maritime contrôlant les mers qui la bordent, tout en réorientant sa politique extérieure dans un sens eurasien, en direction de la Russie et de la Chine. Tandis que le président Erdogan utilise sans gêne ses deux moyens de pression sur l’Union européenne : les quatre millions de réfugiés installés chez lui, qui pourraient à nouveau se diriger vers l’Europe, et les importantes minorités turques en Europe, en particulier en Allemagne et en France.

Une France en partie isolée

À partir de là, toutes ces crises, aux origines séparées, se sont rejointes et la France a envoyé des bâtiments participer aux exercices des marines grecque et chypriote. Le 11 mai dernier, à Chypre, les ministres des Affaires étrangères français, grec, chypriote, égyptien et celui des Émirats arabes unis ont signé une déclaration soutenant la Grèce et Chypre et condamnant durement les forages des Turcs, leurs actions navales et aériennes en Méditerranée orientale, ainsi que leurs accords avec la Libye. Au mois d’août, la France a conclu avec Chypre un accord de défense dont on ne connaît pas les termes.

Qu’est-ce qui pousse Paris à s’engager autant dans un ensemble d’affaires complexes où la Turquie, on l’a vu, n’a pas tous les torts sur le plan juridique, malgré son agressivité ? Et alors que la Grèce refuse une proposition de médiation, ou du moins de « déconfliction », faite par l’OTAN ?

Sans doute faut-il lier le soutien de Paris au « format du 11 mai » à la recomposition diplomatique actuelle du Moyen Orient et à l’établissement toute récente de relations entre Israël et les Émirats, où nous développons nous-mêmes des intérêts considérables de toute nature depuis les années 1990, et dont on espère une stabilisation de la région, surtout devant l’effacement relatif des Américains. C’est un ensemble complexe qui nécessiterait un développement à part.

Mais dans l’immédiat on constate que la France court des risques d’incidents militaires non négligeables tout en restant isolée par rapport à ses Alliés : la France a protesté à l’OTAN quand des navires turcs ont « illuminé » au radar de tir une frégate française, le Courbet. Huit pays membres seulement sur trente nous ont soutenu. La Grande-Bretagne et les États-Unis appuient plutôt la Turquie. Berlin n’a pas caché sa désapprobation après le 11 mai : la RFA a de considérables intérêts en Turquie, son nombreux électorat binational fait désormais peser son poids, et Mme Merkel compte sur M. Erdogan pour continuer à bloquer l’arrivée en Europe de quatre millions de réfugiés supplémentaires. Quant à l’Italie, elle se trouve en Libye dans le camp opposé. Ni l’Alliance atlantique ni l’UE ne fonctionnent ni ne nous soutiennent dans cette crise.

Cependant le 10 septembre les représentants des sept pays de l’UE riverains de la Méditerranée se sont réunis à Ajaccio sous la présidence d’Emmanuel Macron pour affirmer leur solidarité avec la Grèce et Chypre et menaçant Ankara de proposer à l’UE de prendre des sanctions, lors de la réunion prévue fin septembre. Paris sort ainsi de l’isolement, et Berlin, à la différence des tentatives de l’époque Sarkozy, ne s’oppose pas aux initiatives méditerranéennes de la France. La déclaration du 10 septembre est-elle pour Paris un complément ou un correctif de la déclaration du 11 mai ? On constate qu’Emmanuel Macron, pour la première fois dans cette crise, a déclaré souhaiter un dialogue avec Ankara et a avancé la notion d’une « Pax Mediterranea ». Mais ni l’Italie ni l’Espagne, ni Berlin n’auraient accepté une totale absence d’ouverture.

La crise va sans doute continuer, et elle comporte des dangers bien réels. À court terme, il serait souhaitable que les partenaires acceptent une médiation de l’OTAN pour réduire les risques d’incidents incontrôlés, ainsi qu’une proposition faite par Berne de médiation sur la question des zones économiques.

À plus long terme, un ensemble serait nécessaire : un accord de paix en Libye, un accord sur Chypre, et la clôture de la saga de la négociation d’adhésion de la Turquie à l’UE, en abandonnant la fiction hypocrite actuelle en faveur d’un accord d’association raisonnable. Mais c’est un vaste programme ! En attendant on ne peut que tenter de contenir les ambitions turques, mais la France n’y parviendra pas toute seule.

 

Illustration : Recep Erdogan expliquant qu’Emmanuel Macron est un « ambitieux incapable », et il s’y connaît.

 

 

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