Civilisation
Vauban pour toujours
1692, le duc de Savoie franchit le col de Vars, emporte Embrun, puis Gap. Louis XIV demande à Vauban de fortifier le Queyras.
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Essayons d’imaginer L’Astrée en 2020. Ce pourrait être quelque chose comme L’énigme de la chambre 622 de Joël Dicker (éd. de Fallois).
L’Astrée, c’est cet énorme roman baroque que La Fontaine adorait, qui parut en plusieurs volumes dans les premières années du siècle classique, et qui passe pour un des textes fondateurs du classicisme. Évidemment, le dernier roman de Joël Dicker ne sera pas à l’origine d’un mouvement d’une telle importance ; d’ailleurs, il n’a pas le nombre de pages du roman d’Honoré d’Urfé, pourtant inachevé, et lui, il est parfaitement achevé, refermé sur lui-même dans la perfection de sa machinerie. Mais il use des mêmes procédés. Dans L’Astrée, les héros sont des gentilshommes déguisés en berger, retirés à la campagne. Chez Dicker, les héros sont des banquiers richissimes, des gens surdoués, d’une beauté et d’une intelligence merveilleuses, appartenant ou rêvant d’appartenir à la haute société. Le déguisement les fascine, ils adorent porter des masques, comme au carnaval ou comme au théâtre. Le Forez de L’Astrée est devenu la Suisse des palaces, tout aussi rêvée que la campagne forézienne. Tout le monde est déguisé, non pour jouer aux bergers, mais pour jouer aux grands, aux puissants, aux diables de toutes sortes. C’est le même univers baroque, où rien ne paraît pour ce qu’il est.
La construction de L’Astrée est fort compliquée, avec de nombreuses histoires intercalées, racontées par celui-ci, celui-là, et on découvre vite que les innombrables personnages ont des liens cachés entre eux. Joël Dicker a imaginé une mise en place qui lui permet de multiplier les récits d’une façon similaire. À l’histoire romanesque se mêle l’histoire réelle, les arcanes de la politique, les agents de renseignements au service des États. De même que dans L’Astrée, l’histoire réelle s’intercale dans l’invention romanesque, vient lui donner son sens, et curieusement sa magie. Pour ceux qui l’ignorerait, le grand roman pastoral d’Honoré d’Urfé se passe à la fin de l’empire romain, dans une Gaule menacée par les invasions, où certains nobles s’adonnent à la guerre tandis que d’autres se sont faits bergers. L’auteur en profite, non pour ressusciter le passé, dont il se moque assez, mais plutôt pour illustrer les choix qu’une société menacée impose aux hommes. La France du début du règne de Louis XIII sort d’un demi-siècle de troubles, communément appelé guerres de religion, et craint d’y retomber après l’assassinat du bon roi Henri IV, qui a contraint à installer une régence incertaine – elles le sont toutes. Joël Dicker évoque les incertitudes de notre monde régi par les banques et les États financiers, qu’il voit comme un théâtre d’ombres ou comme un jeu de rôles, qui prend par quelque côté les allures d’une mascarade.
Les histoires d’amour sont de couleurs diverses, comme si on voulait nous présenter les différentes possibilités d’incarner cette passion. Dans L’Astrée, Hylas incarne l’amour libertin, qui deviendra bientôt le donjuanisme, tandis que Céladon est le modèle du parfait amour chevaleresque. Entre ces deux extrêmes, toutes les variantes et combinaisons sont explorées. Joël Dicker a lui aussi sa galerie d’amoureux et d’amoureuses, ses discussions sur les variations de ce sentiment, jusqu’aux jeux de l’amitié, de la protection, de la déférence filiale.
L’Astrée donnait en France le chef-d’œuvre du roman pastoral, déjà illustre dans l’Europe cultivée du Sud. L’énigme de la chambre 622 tente d’être la réussite du roman à énigmes et combinaisons des grands auteurs américains pour notre Europe déclinante. L’Astrée prenait aisément la première place dans un monde littéraire aux productions encore rares, surtout si on le compare au nôtre, qui voit le déferlement des romans imités d’Amérique, qui n’est certes pas d’aujourd’hui, et forme en Europe un terrible magma. Difficile donc pour un auteur de se distinguer dans ce fatras.
Joël Dicker se débrouille bien. Il écrit une langue correcte, mais sans couleur particulière, ni éclat ; il se laisse aller aux clichés, sans doute parce qu’il sait qu’ils rassurent les gros bataillons de lecteurs. Il fait vivre ses personnages avec talent, mais la profondeur leur manque. Ses caractères sont attendus. Les dialogues sont vifs, justes, de belle facture. Pourtant, il y a quelque chose de factice dans chacun, qui fait qu’on se lasse souvent d’en attendre la fin. Il jongle avec les époques dans une jubilation qu’on ne partage pas toujours, malgré les ficelles du feuilleton, qui servent à renouer le fil conducteur qu’on avait volontairement cassé. Les allusions à quelques grands textes particulièrement prisés donnent un poids culturel qui enchantera les gens graves, qui sont des personnes souvent pesantes.
Le plus touchant, c’est l’hommage rendu à l’éditeur Bernard de Fallois. Hommage qui se fait par petites touches dispersées et anecdotes saupoudrées au fil des pages grâce à un subterfuge d’atelier d’écriture, que les écrivains baroques ont pratiqué à leur manière.
En somme, un gros livre par lequel on a plaisir à se laisser faire. Les Anglo-Saxons ont un mot horrible pour dire la caractéristique de ces ouvrages. Mais il faut considérer que les époques littéraires ont des modes, selon lesquelles les pages se tournent plus ou moins vite. Aujourd’hui, ce sont les gros pavés de ce style qui se vendent. Mais le succès commercial est-il une garantie de la qualité littéraire ? Le goût des mots et de l’écriture, qui sont au fondement de la littérature, ont-ils un rapport nécessaire avec l’horlogerie suisse ?
Deuxième exercice. On dit que les grands livres sont ceux qu’on relit avec enchantement. Je vous invite à relire Pluche ou l’amour de l’art de Jean Dutourd (éd. Flammarion). Vous m’en direz des nouvelles.
D’abord, quand on lit Dutourd, on n’a pas envie de tourner les pages. On s’arrête, on prend son temps, on savoure la page. Elle est pleine. On voit tout de suite qu’on va rater quelque chose si on passe trop vite à la page suivante. Même, il arrive qu’on ait envie de revenir en arrière, de retrouver une phrase dont on se souvient, une notation qui nous revient – dans un des sens les plus savoureux de ce mot, comme le visage engageant d’un inconnu nous revient au premier regard. Parce que l’auteur nous parle de choses familières, que nous croyons bien connaître mais qu’il nous fait redécouvrir, que nous avons avec lui le plaisir d’être accueilli dans des lieux rafraîchis, de parler avec quelqu’un qui aime les silences, qui met dans ses phrases des invitations à partager, à se mettre en route ensemble.
On entre dans l’histoire de Pluche, un artiste peintre qui est en panne d’inspiration, et qui pour soigner son ennui se met à écrire sur cet ennui, nous parle de son vieux copain, de sa sœur que ce vieux copain a épousée, de la manière dont ce vieux copain gâche son talent en gagnant beaucoup d’argent. C’est que le talent et l’argent, ça ne va pas ensemble, pas comme ça. Parce que le talent, c’est un produit de l’âme. Oui, Dutourd parle de l’âme, cette chère vieille chose dirait un Anglais de la meilleure race. Il y a des mots qui sont des signatures. Celui-là en est un. S’interroger sur l’inspiration, ce qu’on fait plus volontiers quand elle s’est absentée, cela conduit à descendre en soi, à parcourir les assises et les fondements. « La stérilité m’exile dans les apparences », se désole Pluche, mais par l’écriture il va redescendre, non pas au fond des choses, comme la peinture le lui permettait, mais au fond de lui-même, de sa vie, du sens de sa vie. Il va pouvoir parler de l’amitié, de son pote Boulard, de sa sœur Marie, des femmes, s’interroger sur les mystères de l’amour, qui sont parfois des horreurs. Faire entendre le parler de sa femme de ménage : son billet p. 267 est une pure merveille ! Parler de Paris, la ville qu’il a aimée, de ce qu’elle est en train de devenir – et à l’époque, il n’avait encore rien vu ! Et puis taper sur les bourgeois, sa bête noire, et sur les marchands, espèce particulière de bourgeois qui mettent les artistes en esclavage, profitant de ce qu’ils sont tellement sensibles et si peu raisonnables pour les voler aimablement, comme s’ils faisaient une bonne œuvre.
Quelle magnifique peinture de l’artiste, quel éclairage sur le besoin que nous avons de la beauté que les artistes seuls peuvent satisfaire ! Les vrais artistes, car Dutourd sait de quoi il parle, et il en parle avec un style d’un mordant, d’un savoureux, d’une vigueur qui fait trembler de bonheur. Il faut lire certaines pages à haute voix, les gueuler comme faisait Flaubert pour éprouver ce qu’il avait écrit. Dutourd passe l’épreuve du gueuloir haut la main. Il nous donne même une pensée « pour les esthètes du XXIe siècle : ‘‘ Les mauvais peintres ne font jamais ressemblant parce qu’ils reproduisent immédiatement ce qu’ils ont sous les yeux. Les bons peintres font ressemblant parce qu’ils travaillent comme les poètes et, quand ils observent la mer, commencent par voir des chevaux.’’ » Je ne veux faire de peine à personne, mais c’est génial, et des gens comme Dutourd nous manquent. Heureusement que ses livres restent pour nous faire entendre sa voix.