Civilisation
Vauban pour toujours
1692, le duc de Savoie franchit le col de Vars, emporte Embrun, puis Gap. Louis XIV demande à Vauban de fortifier le Queyras.
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Une ancienne maîtresse parle de Richard Millet dans un roman qui sent moins la fiction que l’autobiographie. Et qui sent moins l’éloge que le tombeau. Plaisanterie, bravade, transport de passion ou coup de marketing ? Qu’importe. À l’heure de la rentrée littéraire la plus assommante de la décennie, un bref livre paru en mars dernier aux édition Pierre-Guillaume de Roux sous le titre aguicheur Éloge érotique de Richard M. est une valeur refuge aussi infaillible qu’un lingot d’or. Bien qu’il soit estampillé « Roman » sur la couverture, il témoigne – avec une fidélité incertaine car impossible à vérifier – d’une liaison sentimentale entre Richard Millet, auteur du très controversé Éloge littéraire d’Andres Breivik (2012) et de l’inconnue Mariia Rybalchenko. C’est elle qui s’empare de leur histoire. À défaut de créer un scandale, que la prima romancière redoute au point qu’on la soupçonne de le souhaiter, la jeune femme entre dans les annales littéraires comme celle qui célèbre un amour impossible et pleure sa fin programmée. Pas de revendications, d’accusations, de victimisme. Un phénomène en soi, alors que le règlement de compte avec un ancien amant célèbre indique une voie de prédilection pour entamer une carrière dans les lettres. Cependant, ce que Mariia Ryblachenko appelle « une petite confession » regorge de scènes et de propos, sinon compromettant, du moins portant discrédit au personnage que Richard Millet cherche à s’inventer. Un échantillon de choix : « Je ne partirai pas défendre des Chrétiens en Orient, parce que je ne pourrais pas me passer de ton pubis ». C’est en substance l’aveu que Richard M. en amant fougueux aurait soufflé à sa maîtresse au moment le plus intense de leur relation. De quoi dérouter les lecteurs de celui qui décèle le déclin de l’Occident dans sa déchristianisation. Et il y en a bien d’autres, de révélations édifiantes, qui creusent un hiatus entre l’écrivain qui se rêve maudit et l’homme derrière. « Être écrivain n’est pas une profession, mais un acte », déclare Mariia Ryblachenko dans la préface de son livre. Justement.
Le succès du premier pas littéraire de Mariia Rybalchenko reposerait-il essentiellement sur un titre racoleur par sa nette allusion à l’ouvrage de Millet, qui a valu à son auteur un procès médiatique suivi de l’opprobre du milieu littéraire ? Il semble y être pour quelque chose. Subjugué par la virilité des guerriers, Richard Millet n’affiche pourtant pas le corps du samouraï Mishima. Autant dire que parmi toutes sortes d’éloges que l’on puisse lui adresser, « érotique » ne vient pas spontanément à l’esprit. Il a du poil dans les oreilles, note à la marge son amante, point découragée par ce déplaisant détail. Elle l’aime. L’amour de Mariia est de ceux qui suffisent pour engendrer un vague retour des sentiments. Comment, en outre, résister à la délicatesse d’une peau aussi neuve ? « Jusqu’alors, j’étais comme de la neige, intouchée. Je ne connaissais pas l’état de femme. Mes premières heures d’amour avec R. ressemblaient à la perte d’une dent de lait, quand le goût du sang rappelle la fin de l’enfance. ». Elle a 26 ans, lui quarante de plus. Quoi de plus banal à l’heure des amours « trans », auxquels il convient d’inclure les unions trans-générationnelles. À ce sujet, Mariia Ryblachenko commet une attendrissante erreur de jugement, projetant sur l’entourage ses propres tourments : « Notre couple, avec notre grande différence d’âge, avait quelque chose d’animal. Nous avions une odeur de scandale qui attirait immédiatement l’attention ». S’il y avait matière à scandale, il faudrait la chercher ailleurs que dans un grand écart d’âge. Étonnante, voire admirable par sa maturité, Mariia ne peut cependant le voir, à défaut de quoi sa relation amoureuse, même une fois déclinée au passé, perdrait toute sa raison d’être.
Croire Gabriel Matzneff isolé dans son goût pour les « moins de seize ans » relèverait d’une naïveté invalidante eu égard à la régression narcissique de nos mâles dominants. Certes, le mouvement #MeToo, secondé par des hordes de victimes féminines d’abus sexuels réels ou fantasmés, a fait grimper le seuil de l’âge à partir duquel on s’autorise en public estimer les femmes particulièrement attractives. Généralement, il s’agit de la petite vingtaine. S’il n’y pas à s’offusquer de cette préférence, la beauté d’un jeune corps demeurant incontestable, il y a toutefois lieu de contester l’image paternelle que les adeptes septuagénaires – et plus si affinités – de jeunes filles en fleurs cherchent à coller à leur petit travers. Nul ne doute qu’ils ne veuillent aucun mal à leurs teen angels, dixit Roland Jaccard. En revanche, de quelle protection peut-on parler, venant de la part d’un scout nestorien incapable d’assumer son angoisse de mort et de sénescence ? Une question qu’on n’évitera pas par politesse, tant la mythologie d’une relation paternelle agace par usure. Surtout qu’elle véhicule un schéma commercial peu flatteur pour les deux parties : tutelle contre bain de jouvence ? On tolère, avec une indulgence amusée, jusqu’à un certain point. Car il y a toutefois une interrogation qui résiste à la largesse d’esprit : comment se fait-il que les écrivains les plus rompus au nihilisme, à la misanthropie et aux vapeurs du néant, ne trouvent-ils d’autre issue à leur propre décrépitude que la fuite entre les cuisses d’une sylphide à peine éclose de l’adolescence ? Ce qu’on laisse passer sans tiquer aux plumes germanopratines, pour ne citer que Yann Moix ou Frédéric Beigbeder, on le refuse légitimement aux hérauts de l’inconvénient d’être né. « Il ne me reste que la beauté de femmes. Sinon, je serais parti en Orient pour faire la guerre ou bien je me serais tiré une balle dans la tête », lance à sa maîtresse Richard M., un verre de whisky à la main. Apparemment, les héros sont fatigués.
En son temps, dans les pages d’Éloge littéraire d’Andres Breivik, Millet voyait en l’assassin de 77 jeunes du parti travailliste de Norvège, « un enfant de la ruine familiale autant que de la fracture idéologico-raciale que l’immigration extra-européenne a introduite en Europe. ». Tout ça pour finir en paladin d’un panégyrique « érotique » rédigé par une étudiante ukrainienne dont l’âge ne dépasse pas celui de ses propres filles ? Dire qu’on a cru « l’affaire Millet » sérieuse, digne de débats, voire de soutien, quand des meutes de censeurs indignés réclamaient la tête de ce grand pourfendeur de la décadence de l’Occident… D’ailleurs Millet, tel que dépeint par son amoureuse, semble avoir gardé une dent contre Annie Ernaux, alors acharnée à le faire évincer du comité de lecture chez Gallimard, pour comparer l’odeur du munster qu’il déguste à celle d’un « fond de culotte » de sa persécutrice d’antan. Vomissements en fusée éclaboussent les pages d’Éloge érotique de Richard M., sans toujours éviter de se figer en lieux communs. Il y a notamment ce passage où les « bourgeoises » des beaux quartiers parisiens en prennent pour leur grade : « Je détestais ces femmes et leurs visites gynécologiques et leur esprits « libre » qui sent discrètement la prostitution ». On comprend tellement bien Mariia Rybalchenko qu’on aurait aimé la retenir avant qu’elle nous décrive sa fausse couche. Son témoignage émeut là où il saisit le désespoir amoureux à deux mains, comme un cœur encore battant sorti des entrailles. Il périclite dès que la romancière débutante s’improvise attachée de presse des idées de son amant. Le grand potentiel de souffrance chez Mariia Rybalchenko la prédispose à épouser le tragique et beau destin de Tsvetaeva ou d’Akhmatova. Reste à espérer qu’elle ne le manque pas, de la même manière que Richard Millet a manqué d’honorer, par apathie et martyrologie creuse, l’union de la Plume et du Sabre, dont Mishima a donné l’exemple tout au long de sa vie et jusqu’à dans sa mort.