L’écrivain et cinéaste Pierre Schoendoerffer est mort mercredi 14 mars à l’âge de 83 ans, à l’hôpital militaire Percy, de Clamart. Politique magazine l’avait rencontré l’année dernière et avait dressé son portrait (Politique magazine n°93-février 2011) à une époque ou il semblait un peu oublié par les médias. Membre de l’Académie des Beaux-Arts, il était le cinéaste de nos soldats les plus oubliés et parfois même perdus. Appréciée du public, son œuvre dérangeait, ce qui est toujours la marque d’un art accompli.
Le regard au contour gris du plus humble de nos grands cinéastes, était fait pour se poser sur les horizons marins. Il est resté fixé sur les contreforts de la cuvette de Dien-Bien-Phu. Des lèvres minces ouvrent un sourire tendrement nostalgique sur d’anciennes souffrances partagées avec des camarades de combat et de captivité. Le masque ne s’est figé dans aucune haine ou ressentiment, mais exprime au contraire la plus grande bienveillance pour ce qu’il y a de meilleur dans les êtres. La silhouette a conservé, des années plus tard, l’ascétique élégance du coureur d’aventure au plus près de la guerre et dont l’oeil a su voir, à travers un objectif, la réalité concrète qui faisait d’hommes ordinaires des héros. Pierre Schoendoerffer nous reçoit dans son intérieur parisien, sobre et clair, à deux pas du Musée de la marine, proximité qui n’est pas anodine à bien entendre ses premiers propos : « Je voulais être marin ». Le jeune exilé d’Alsace en Haute Savoie pendant l’Occupation, avant même de l’avoir vue, a reçu l’appel de la mer en lisant Fortune carrée de Joseph Kessel. Roman d’un journaliste exaltant le reportage autant que l’aventure maritime, il se peut que même inconsciemment, il éveilla dans l’imagination de l’adolescent autant la soif de voyager pour raconter que de naviguer pour « aller ailleurs ». Pourtant, nous confie notre hôte : « Rien ne me destinait à écrire. Je voulais faire le métier de marin, mais mes médiocres résultats scolaires m’écartaient naturellement de la voie royale de la Marine nationale et finalement aussi de la Marine marchande. En 1947, je cherchais donc un embarquement sur n’importe quel navire et je fus pris sur un caboteur de haute mer suédois comme matelot léger. »
L’Indochine, terre des fraternités militaires
Pendant 18 mois, le jeune Schoendoerffer parcourt la Baltique et la Mer du Nord. Une nuit de quart à la barre du S.S. Anita Hans, se récitant les pages de Fortune carrée qui l’habitent toujours, il réfléchit à son destin. Il sait déjà que le métier de marin ne répond pas pleinement à sa vocation. L’envie de raconter des histoires refait surface, et, puisque ses courtes études semblent ne pas le promettre à un avenir d’écrivain, pourquoi ne pas les raconter en image ? Le cinéma connaît au lendemain de la guerre un fort engouement populaire et lui-même, sans être un cinéphile, se précipite dans les salles obscures chaque fois qu’il le peut. Avec l’inconscience de la jeunesse et croyant pouvoir profiter d’un temps où tout était neuf dans une France en train de se reconstruire, le matelot à peine débarqué s’en va frapper aux portes du cinématographe avec des idées de scénario qui seront toutes refusées. Il découvre un métier finalement assez organisé : «Le cinéma c’est le château de Kafka. Pour y entrer, il faut être déjà dedans». Il s’inscrit donc à des cours du soir proposés par l’École de la rue de Vaugirard qui forme des techniciens pour le cinéma. Puis un jour, le destin vient frapper à sa porte : un article de Serge Bromberger dans Le Figaro relate la mort de Georges Kowal, cameraman de guerre, tué en Indochine. L’apprenti opérateur se présente au Service cinématographiques des armées en se disant que le disparu doit être remplacé. Il convainc. Après une courte formation, il signe un engagement de quatre ans et s’envole pour Saigon.
C’est en Indochine que Pierre Schoendoerffer découvre la fraternité militaire dont presque toute l’œuvre future tentera de dévoiler au public les ressorts complexes et l’héroïque beauté, lorsqu’elle est confrontée à la cruelle réalité politique, en des temps où la guerre, parfois gagnée sur le terrain, est toujours perdue sous les ors de la République. Ses premiers reportages le conduisent au coeur de l’action. La Bell et Howell est son arme. Le magasin de cette caméra 35mm dite légère ne lui laisse que vingt secondes de plan avant de recharger. Cela impose des choix radicaux, des réflexes précis, un taux d’adrénaline égal à celui du combattant. En 1952, il fournit ainsi sa première correspondance, un court-métrage de 9 minutes. Toute l’année 1953 le verra se déplacer sur divers théâtres d’opération dont le camp de Dien-Bien- Phu. Il devient «Schoen», se fait apprécier, rencontre les chefs militaires, baroude avec toutes les troupes, se fait des amis. En 1954, la situation empire autour de Dien-Bien-Phu. Par télégramme, son ami le sergent-chef Jean Péraud, photographe du service, lui demande de le rejoindre dans le camp encerclé pour y tourner des images. Il saute donc sur Dien-Bien-Phu avec le 5e BPVN (5e Bataillon de parachutistes vietnamiens) et fête là son vingt-sixième anniversaire. Puis ce sera l’ultime bataille et la capitulation. Images restées à jamais dans la mémoire du jeune cinéaste qui en tirera, en 1992, un film poignant tant par la rigueur de son langage que par sa vision poétique d’une civilisation en train de mourir. Vision si pudique de ces événements tragiques, qu’elle fait l’impasse, du moins par les images, car les chiffres sont rappelés en codicille, sur les épreuves qui suivront la capture. Schoendoerffer les vit avec ses camarades, y perd son ami Péraud disparu lors d’une tentative d’évasion avec lui, et n’est rendu à la liberté que quatre mois plus tard parmi les 40% de rescapés de ces camps de la mort dispersés dans une jungle inextricable. De retour à Saigon, la vie reprend.
Il n’envisage pas encore le retour en France et travaille donc comme reporter photographe au Sud-Vietnam, Laos et Cambodge pour Paris-Match, Paris Presse et diverses publications étrangères.
Style, esthétique, transcendance
En 1955, avec quelques économies, Schoendoerffer se décide à quitter l’Indochine, mais le retour en France se fera par le chemin des écoliers. Et c’est à Hong Kong que s’opère une rencontre décisive, celle de Joseph Kessel. L’écrivain qu’il adule y est en reportage et manifeste le plus grand intérêt pour ce jeune photographe de guerre qui a connu la captivité vietminh et sollicite une entrevue. Ils se voient. Schoendoerffer est sur un nuage. Ils promettent de se revoir à Paris. En attendant, le voyage continue avec un petit crochet par Hollywood où le futur cinéaste participe en quasi travailleur clandestin au tournage d’un film. Il ne peut s’attarder. Il rentre enfin en France. À Paris, les rescapés du corps expéditionnaire d’Indochine ne sont pas les bienvenus. Pathé cherche un caméraman pour filmer les événements du Maroc, cela tombe bien. Mais l’idée de réaliser un film à lui trotte toujours dans sa tête et il se décide à appeler Kessel qui l’attend. Ils construisent immédiatement le projet d’un film en Afghanistan sur un scénario du maître, et c’est l’expédition de La Passe du Diable avec Jacques Dupont et Raoul Coutard. Une étape est franchie. Schoendoerffer est enfin admis dans le cercle si longtemps refusé du cinéma. Il réalise alors coup sur coup Ramuntcho et Pêcheurs d’Islande, d’après Pierre Loti. Pour autant, sa vraie carrière cinématographique ne commencera vraiment qu’avec La 317e section, en 1965, sujet que personne ne voulait et qui fut à défaut publié comme roman à La Table Ronde par Roland Laudenbach. La thématique Schoendoerffer, son style, son esthétique, sa transcendance de la violence dans une exaltation de l’honneur, de la fidélité et de la fraternité y figurent dans un langage où les images ne connaissent aucun bavardage. L’œuvre est plantée. Tous les films qui suivront seront autant de jalons sur cette voie unique dans le cinéma français : celle où se fraie la voix d’un passeur de mémoire.