Professeur à l’université de Lancaster, Francis O’Gorman est un essayiste prolixe qui a publié de nombreux livres sur la littérature anglaise ainsi que sur l’état actuel de l’enseignement supérieur en Grande-Bretagne, à bien des égards aussi déplorable que le nôtre. En particulier dans le domaine des sciences humaines et des matières liées à la littérature, lieux où l’idéologie règne, qui l’ignore ? en maître. La Mémoire perdue n’est cependant pas un livre de polémiste, même si son sujet l’est en soi : O’Gorman analyse comment et pourquoi nous intégrons que nous devrions vivre en balayant d’un revers de main les grands récits fondateurs de notre civilisation.

En gentleman littéraire et intellectuel, l’auteur montre que nous avons décidé, sous pression idéologique néanmoins, de vivre dans une sorte de présent orienté uniquement vers ce futur, ce demain qui devrait toujours être bien meilleur qu’hier. L’année 2020 suffit pourtant à elle seule à montrer combien ce genre d’utopie est stupide. Pour Francis O’Gorman, un des pires dangers pesant sur nos sociétés est aussi invisible qu’un virus, c’est la perte d’appétence pour les arts libéraux, ce qui fut le cœur de la civilisation des mœurs, se transmettant de génération en génération, par l’école, les universités et les familles. Une perte d’appétence couplée à une perte des capacités en ces matières. En cause ? Une modernité qui considère l’Histoire non pas comme un héritage, une richesse, des fondations, mais comme un traumatisme lourd de victimes à réparer sans cesse. L’éloignement progressif, mais accéléré, de la Mémoire fondatrice en nous, que certains veulent encore faire « marcher » plus vite, plus avant, ainsi Jacques Attali et son think tank, est la cause majeure du déracinement qu’est la modernité. Le combat contre les racines des mondialistes, qu’aucun virus n’arrêtera – au contraire, tous les virus risquent fort de l’accélérer –, oblige, de leur point de vue, à masquer, déconstruire, reconstruire, rendre invisible la Mémoire. Nous avançons, nous marchons, nous « devons regarder uniquement devant nous » (Jacques Attali, BFM, samedi 25 avril 2020) mais nous sommes « des égarés qui ne font qu’imaginer savoir vers quoi ils vont » (Francis O’Gorman).

C’est pour cela que l’auteur a publié cet excellent essai. La Mémoire perdue : comment se fabrique la culture moderne de l’amnésie ne s’intéresse pas tant à l’oubli comme phénomène individuel qu’au fait que des groupes, des communautés et des sociétés perdent le souvenir, et à la manière dont l’expérience quotidienne de la perte du souvenir individuel peut se relier à une atmosphère plus générale de vacuité mémorielle. « Mon attention se porte principalement sur la mémoire collective, sur la façon dont un être humain habitant l’Occident libéral établit des liens avec hier sur une base commune plutôt que privée, se rattache à un passé qui n’est pas seulement le sien mais aussi des autres ». Naviguant de grands récits en œuvres littéraires et artistiques diverses, l’essai brillant divisé en 6 chapitres (cultures de la mémoire, la fabrique de l’oubli contemporain, cultures amnésiques contemporaines, l’oubli dans les représentations contemporaines, apprendre le passé et les conséquences de l’oubli de l’histoire nationale ou locale), jamais prétentieux, de Francis O’Gorman montre, sur le plan de la Mémoire, que « pour l’occident contemporain, ce qui s’est passé est devenu comparable à la cité perdue de l’Atlantide. Nous ne savons pas où elle est et ne sommes pas sûrs qu’elle ait jamais existé ». Un essai tout en finesse qui aide à mieux comprendre pourquoi ce sont des imbéciles heureux qui nous gouvernent. Ils n’ont pas besoin d’une culture qu’ils vomissent structurellement.

Francis O’Gorman, La Mémoire perdue. Éditions du Rocher/idées, 2020, 245 p., 17,90 €