Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Sorj Chalandon écrit en français, ce qui est considérable ; il a le goût des hommes dans leur jus ; il pratique un art de notre temps, tout en maintenant les anciens savoir-faire. Il publie chez Grasset Une joie féroce, qui pourrait passer pour un roman féministe, mais qui est simplement un beau roman sur l’honneur de l’homme, sur la tenue qu’il est capable d’avoir quand la tragédie l’invite sur son théâtre d’horreurs. L’héroïne est une femme blessée, comme Antigone, comme Cléopâtre, comme Phèdre, comme tant d’autres qui n’ont pas attendu les chimères modernes pour nous éblouir de leur force, de leur génie. Sans oublier la rayonnante Judith de l’Ancien Testament.
Jeanne apprend qu’elle est atteinte d’un cancer du sein. Elle s’effondre. Sorj Chalandon nous fait sombrer avec elle. C’est poignant, et terriblement juste. Son compagnon, qui devrait la soutenir, se défait : ils ont déjà vécu un drame atroce, il n’en peut plus. Jeanne se soigne comme une somnambule. Aux séances de chimio, elle découvre d’autres femmes qui vivent le même effroi, et puis quelqu’un qui garde le visage clair, la tête haute : Brigitte. Comment Sorj Chalandon fait-il pour nous faire vivre si intimement avec ces femmes ? Mystère de la création réussie. Un groupe de femmes se constitue, elles veulent tenir contre la maladie, mais surtout contre les hommes qui les ont trahies. La trahison des hommes, sujet brûlant. On en vient à saisir, en frémissant de honte, que, depuis l’origine, les hommes ont trahi les femmes, que les femmes se sont laissé faire.
Mais pour Brigitte, pour Jeanne, pour Assia, c’est terminé. Elles seront des femmes fortes, comme on peut l’être aujourd’hui, dans un monde sans autres valeurs que l’individualisme, l’entourloupe et la démerde. Jeanne tient son journal ; elle y a écrit d’abord : « Mon destin m’échappe, c’est la première leçon du cancer. » Plus tard, quand elle est entrée dans le jeu des femmes, elle a « rajouté dans la marge : « Se réapproprier rageusement son destin est la deuxième leçon. » Ce n’est pas évident et rien n’est assuré, mais il faut montrer « sa force. Et sa faiblesse aussi [… filer ] seul vers le large », sans se retourner. L’idéal de Gavroche, comme elle appellera un canard bancal.
Cette audace, cet appétit de vivre quand même donne la « joie féroce » qui fait le titre du livre, la joie féroce de vouloir vivre sa vie, quelle qu’elle soit. C’est l’héroïsme de la tragédie grecque revisitée par nos classiques, et mis au goût médiocre de notre temps. Mais mettre la tragédie au goût de nos médiocrités n’est pas une mince affaire, cela demande du talent. On s’est souvent demandé si les tragédies de Racine étaient chrétiennes. Bien sottement. Faut-il être chrétien pour dire l’homme dans sa vérité ? Être chrétien donne un cadre, une perspective – surtout, met une espérance dans l’hôpital des fous où nous sommes enfermés. Mais sans être chrétien, on peut dire le malheur des hommes, la façon dont ils l’aggravent par leur nullité, ou le transfigure par leurs efforts pour se tenir ; on peut aussi dire que les musclés traitent trop souvent les femmes en chien ; on peut révéler les vertus héroïques de certaines femmes, et que les vertus ont souvent besoin pour s’épanouir d’un malheur et d’une épaule proposée dans ce malheur. Retour à Killybegs avait mérité le Grand prix du roman de l’Académie française. Une joie féroce ne démérite pas.
Un autre roman de rentrée met l’art au service de l’effort : Lionel Duroy nous propose Nous étions nés pour être heureux (éd. Julliard). L’épigraphe confirme qu’il s’agit bien de bonheur, qui dit : « Il atteignait presque l’âge où l’univers devient brusquement plus beau, […] et tout ce qui avait été refusé était enfin accordé. » Cependant, l’œuvre est construite elle aussi selon les règles de la tragédie classique : un seul lieu, une seule journée, et des larmes. Paul réunit chez lui ses neuf frères et sœurs, qu’il a perdus de vue depuis des années, depuis qu’il a publié un roman sur leurs parents et leur enfance qui ne leur a pas plu. Ils se sont mariés ont eu des enfants qu’il ne connaît pas ; lui-même a divorcé deux fois, a eu des enfants qui leur sont inconnus. Étrange journée dont il se veut, non le deus ex machina, mais l’inventeur téméraire. Tous reconnaissent qu’ils ont eu tort, tous reconnaissent qu’ils s’aiment quand même, tous avouent avoir eu des parents et une enfance merdiques, tous sont de bonne volonté. Mais tous ont souffert et souffrent toujours les uns par les autres. Pourrait-on s’aimer sans se faire mal ?
Lionel Duroy met en scène une famille amochée par la vie, pleine d’égoïsmes et de générosités, gorgée de mystères et de clartés. Au fil des conversations, des tentatives pour expliquer l’inexplicable, nous découvrons leurs passés, la diversité des perceptions que chacun a eu des choses de leur vie, et le besoin qu’on a d’être avec les autres, même si c’est pour se déchirer. À travers leurs souvenirs, les parents prennent figure d’ombres chinoises, une mère méchante et douloureuse, qui a aimé pourtant, un père fantasque, incapable d’assurer le minimum, n’ayant à donner que la misère et la honte. De très belles scènes de complicité tendre, d’autres insupportables, tout un tissu de médiocrités ordinaires, d’incapacité de s’ouvrir à l’autre. Car c’est là le sujet : on ne sait pas se faire comprendre, encore moins comprendre l’autre, fût-il le plus proche. Tout est malentendu, ratage, et le silence, qu’on n’arrive pas à briser, durcit, se fait mur. Les dialogues à cette table de chagrin, dans ce jardin mélancolique, sont une réussite constante : on se prend à écouter avec déchirement ces êtres qui font des efforts pour ne pas tout gâcher une fois de plus. Il y a aussi la fraîcheur des enfants, qui jouent, s’arrêtent parfois de sentir la gêne, et de ne pas comprendre. La nature est autour, vibrante. L’art de Lionel Duroy est tout en délicatesse : on n’en aperçoit rien, il ne sent pas l’huile, et c’est accompli, ce qui ne saurait être sans un métier maîtrisé.
Et puisque Paul est un écrivain qui a brisé les liens avec ses frères et sœurs en écrivant sur eux, les réflexions sur le besoin d’écrire affleurent comme une eau trouble. Pourquoi écrit-on ? Pourquoi publie-t-on des choses qui devraient rester dans l’intime ? Paul affirme qu’il ne pouvait pas faire autrement. Il fallait qu’il nomme ce qu’il avait vécu, la peur devant sa mère, la honte pour son père, tout ce qui le constitue et explique ses échecs conjugaux. Il n’est pas le seul à devoir exprimer tout cela en artiste : Sylvain est un pianiste renommé, Nicolas un graphiste célèbre, Maxime un cinéaste amateur compulsif. Mais l’art de l’écrivain est unique : lui seul nomme, et met ainsi en pleine lumière, souvent trop crue. En dehors de ses livres, Paul n’arrive presque jamais à se dire, n’ose exprimer ce qu’il ressent. Sans l’écriture, il se serait abîmé dans la dépression. Il a besoin d’habiller ses souvenirs avec des mots qui les font exister, leur donne l’éternité sans laquelle sa vie ne serait plus rien.
Ce récit se déploie d’un seul mouvement, c’est un fil qui se déroule, impeccablement organisé. Lionel Duroy nous saisit et nous conduit où il veut : à l’amour des êtres, de leurs souffrances, de leur gentillesse, de leur méchanceté qui n’est jamais qu’un échec qu’il faut traverser. Deux personnages ont eu des accidents difficiles, de voiture et de chaise de bébé. Ce sont ces moments dramatiques qui restent comme les plus merveilleux : quand Paul a secouru son petit frère qui s’était fracassé sur le sol de la salle de bains, il a gagné l’amour de sa mère, et ne le saura que trop tard. Oui, une fois dans sa vie, cette femme méchante s’est révélée aimante, et une seule fois, ça suffit à en faire une mère, définitivement. Il y a dans les êtres des pépites cachées, dans les pires, c’est à cela que sert la vie : les dénicher, à la condition qu’un artiste les fasse voir à ceux qui ont des yeux et ne voient pas.