Un entretien avec Frédéric Pichon sur la guerre turco-kurde.
Dans quelle mesure ce qui se passe en Syrie, aujourd’hui, impacte-t-il la France, indépendamment de la question des prisonniers djihadistes ?
Frédéric Pichon. La position française depuis le début fut très légère, voire totalement à côté de la plaque sur le dossier syrien. Faute à mon avis d’avoir compris ce qui se passait en fait depuis 2008 : un basculement du monde avec l’élection d’Obama et par conséquent un retrait de l’hegemon américain au Moyen Orient en particulier. Au lieu de cela, Paris s’est précipité dans les projections fantasmatiques d’un départ d’Assad et dans les vieilles recettes du soutien à une opposition gangrénée par les islamistes et qui n’avait rien de recommandable. Aujourd’hui, la France est totalement hors-jeu, une forme d’humiliation supplémentaire avec l’affaire des Kurdes du PYD que nous avons soutenus aveuglément sans voir que les acteurs locaux avaient des stratégies domestiques, y compris le PYD.
La réaction de l’Union européenne, vis-à-vis de la Turquie, est-elle surprenante, pouvait-on l’anticiper ? Signe-t-elle l’incapacité de l’UE à adopter un véritable point de vue unique sur l’Orient ?
Il n’y a et il n’y aura pas de politique étrangère de l’UE tout simplement parce qu’elle n’est pas un État. Le problème c’est que ce ne sont pas des considérations morales qu’il faut opposer à la Turquie, mais des valeurs fortes et des actes forts. Pour ce qui est de l’Orient, les Européens ne peuvent avoir un point de vue commun car la vision politique se mesure à l’usage de la force. Or l’Europe a renoncé à la force, à l’exception des Britanniques, alignés sur les Etats-Unis, et de la France, dont les tares de l’exécutif amènent à un usage aberrant de son armée, qui est pourtant l’un des rares outils crédibles de défense en Europe.
N’est-ce pas l’Otan qui vient de subir un sérieux revers ?
L’OTAN a subi un sérieux revers, mais le véritable revers fut l’élection de Trump : la duplicité de la Turquie est une façon d’achever la mise à mort d’un outil dont l’Amérique ne veut plus mais qui survit encore du fait de la volonté d’alliés qui ne veulent pas se battre.
Trump a compris que pour être élu il fallait s’attirer les suffrages de ceux, nombreux en Amérique, qui se moquaient éperdument de l’avenir de la démocratie en Irak ou en Syrie.
Dans quelle mesure Trump a-t-il causé ou précipité l’action d’Erdogan ?
Trump a été très clair durant sa campagne concernant l’action au loin de l’Amérique : finies les interventions lointaines et surtout coûteuses. C’est quasiment le seul point avec lequel il n’a pas cherché en fait à se démarquer d’Obama. Obama qui avait été le promoteur du « no boots on the ground ». Trump a compris que pour être élu il fallait s’attirer les suffrages de ceux, nombreux en Amérique, qui se moquaient éperdument de l’avenir de la démocratie en Irak ou en Syrie. Tout le reste n’est que la conséquence de son élection. Lorsqu’en décembre 2018 Trump a annoncé le retrait de ses troupes du nord de la Syrie, il fallait le prendre au sérieux. Il a tenu sa promesse. Et entre-temps, personne en France n’a apparemment anticipé ce qui allait arriver.
Et dans quelle mesure la position américaine aujourd’hui bloque-t-elle ou non Erdogan ?
Trump a donné des gages à son État profond par ses rodomontades mais, fondamentalement, Erdogan a les mains libres : l’Amérique a délégué à Poutine le soin de s’occuper du problème. Et c’est Poutine qui tient Erdogan.
Erdogan mène-t-il une politique qui peut le conforter en Turquie, ou a-t-il juste sabordé ses chances d’appartenir à l’UE ?
Erdogan est un nationaliste. Sa politique plaît à la société turque, surtout parce qu’elle détourne l’attention des vrais problèmes économiques du pays. On ne mesure pas combien la part nationaliste – essentielle – du kémalisme infuse encore dans la société turque. Cela fait bien longtemps qu’Erdogan sait qu’il n’y a aucune chance pour la Turquie d’adhérer à l’UE. Mais en attendant, les crédits de pré-adhésion continuent de tomber. Fondamentalement, la Turquie regarde à présent vers l’Est.
Un tel développement du conflit, compte tenu des différentes forces locales qui continuaient de suivre leurs propres agendas politiques indépendamment de la question de l’État islamique, était-il prévisible ?
Oui, à condition de savoir regarder une carte, de connaître de l’intérieur la société syrienne, notamment, de travailler et de se rendre sur place. Ce qu’à peu près aucun universitaire, conseiller ou journaliste n’a fait depuis le début du conflit syrien. Et puis un ou deux adages pouvaient suffire à la rigueur : « un groupe local ne s’achète pas, il se loue » ou bien « en Orient, les amis de mes amis ne sont pas forcément mes amis », etc. Pour ma part, je crois avoir à peu près tout décrit depuis 2014. Mais je ne suis pas le seul. Malgré cela, il faut bien dire que si nous avons été lus, peu de nos recommandations ont été suivies.
En Syrie, la cause Kurde a été monopolisée par un groupe d’inspiration léniniste, le PYD, qui a vendu à l’Occident ses fantasmes zadistes et autogestionnaires.
Les Kurdes sont-ils un ensemble aussi homogène que ce que suggèrent les médias et certains commentateurs ?
En Syrie, la cause Kurde a été monopolisée par un groupe d’inspiration léniniste, le PYD, qui a vendu à l’Occident ses fantasmes zadistes et autogestionnaires. Il faut rappeler ici que le courage de ces combattants a d’abord été celui de militants décidés à défendre leur terre, chose admirable, mais la légende qui consiste à expliquer qu’ils défendaient l’Occident est une vaste blague : la preuve est qu’ils ont rallié en toute logique Damas après avoir senti le vent tourner. Ce qui est la meilleure option à mon avis pour eux mais aussi la plus logique lorsqu’on regarde une carte.
L’État islamique, la Turquie, la Russie, Israël… La Syrie est-elle condamnée, dans les dix prochaines années, à n’être que le théâtre d’un grand jeu qu’elle ne peut maitriser ? Ou va-t-elle enfin pouvoir se “reconstruire” ?
Les choses avancent assez vite et le retour politique de la Syrie est très avancé : les pays du Golfe (sauf le Qatar) sont sur les rangs pour rouvrir leurs ambassades, la Ligue Arabe fait courir le bruit d’une réintégration de Damas en son sein. Tout cela devrait préparer la reconstruction du pays de façon plus intense. Espérons que la France ne sera pas, par orgueil néoconservateur, la dernière à manger son chapeau.
Bachar El-Assad est-il sur le point de consolider son pouvoir, ou n’est-ce qu’une péripétie inutile et supplémentaire dans son éviction ?
Il y a deux vainqueurs aux derniers événements qu’a connus la Syrie : Poutine et Assad. Le président syrien, dont les Russes depuis 2011 ont consolidé le pouvoir symbolique, incarne une fonction d’autorité qui dans la région est la moins pire des options. En 9 ans de conflit, absolument aucun opposant syrien n’a émergé susceptible de susciter la confiance des partenaires de la Syrie. À présent, sans le dire, tout le monde s’accommode très bien de cette situation.
Propos recueillis par courriel par Philippe Mesnard
Frédéric Pichon est un historien et essayiste français, chercheur associé à l’équipe Monde arabe – Méditerranée de l’université de Tours.