La mondialisation est considérée comme un phénomène inéluctable, et en général les élites y voient un progrès bienvenu. Les manifestations contre le CETA (l’accord entre le Canada et l’Union européenne) et contre le traité avec le Mercosur (Amérique latine) sont méprisées, comme des réactions d’attardés. Les plus lucides veulent bien admettre que si la mondialisation comporte selon eux une majorité de gagnants, elle laisse au bord du chemin 30% de la population, qui ne peuvent résister à la concurrence des pays émergents, et que l’on entretiendra avec des aides sociales de toute nature. Je passe sur la vision de la société que cette réaction révèle, mais elle ne remet pas en cause la mondialisation en tant que telle, y compris ses conséquences qui, elles, frappent les classes moyennes et modestes : mouvements migratoires, déqualification, etc.
Quant à la « guerre douanière » engagée par le président Trump, elle est considérée comme une aberration, contraire même aux intérêts américains, et que l’on espère passagère. Alors qu’elle constitue plutôt à mes yeux un symptôme ou une conséquence du dérèglement de la globalisation.
La mondialisation, projet en panne
En effet on assiste en fait, et c’est tout différent d’une crise passagère, à une panne du projet de mondialisation libérale lancé par Woodrow Wilson par ses Quatorze Points de 1918, et qui reposait sur la SDN et la fin des discriminations commerciales, ainsi que sur le Gold Exchange Standard adopté à Gênes en 1922 et sur la collaboration des banques centrales. Secoué par la crise de 1929, mis à mal par la montée des totalitarismes qui, du communisme au nazisme en passant par le fascisme, avaient pour caractéristique commune de refuser la mondialisation libérale, ce projet fut repris après 1945 (ONU, GATT pour le commerce, FMI pour les finances).
L’islam radical, insoumis et subversif.
Mais il était occidental, non pas mondial, et ne comprenait pas le monde soviétique ni le Tiers Monde. La Guerre froide eut d’ailleurs une composante économique que les historiens mettent désormais en valeur. Ceci dit, la bonne conscience des Occidentaux était totale : ce système avait pour eux une valeur universelle, et les Américains, en particulier, furent dès le départ convaincu que les modèles alternatifs échoueraient. Et en 1990, quand le président Bush annonça l’arrivée d’un « nouvel ordre mondial », et Francis Fukuyama la fin de l’Histoire, ils étaient convaincus que la démocratie libérale et l’économie de marché n’avaient plus d’adversaires et permettraient la mise en place d’une globalisation heureuse.
Force est de constater, trente ans plus tard, que l’on n’en est pas là : on assiste au contraire à un fiasco de la mondialisation (je dis à dessein fiasco et non pas échec parce que ses partisans peuvent toujours espérer faire mieux la prochaine fois ; après tout, Rome, l’Europe aux XVe-XVIe siècles puis à partir de 1860, avaient déjà lancé des vagues de globalisation, et on ne peut pas être assuré que l’actuelle ne reprendra pas).
Commerce régional et finance instantanée
Plusieurs tendances cependant montrent le passage à vide : le commerce au sein des grandes zones économiques progresse plus vite que le commerce mondial (c’est ce que les économistes appellent le « régionalisme). La libéralisation des échanges au niveau mondial, qui était la vocation du GATT puis de l’Organisation mondiale du Commerce, est au point mort depuis l’enlisement du Programme de Doha lancé en 2001, qui aurait dû aboutir en trois ans. Les accords se négocient désormais soit de façon régionale (ASEAN en Asie, ALENA entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, Mercosur en Amérique latine) soit entre entités régionales (le CETA entre le Canada et l’Union européenne, et le récent accord entre le Mercosur et l’UE, deux accords dont d’ailleurs la ratification par les 27 est loin d’être assurée, tant sont devenus puissants les mouvements hostiles à la « mondialisation libérale »).
Certes, depuis les années 1980, les choses sont devenues plus complexes : les balances commerciales sont moins significatives, car beaucoup de produits incorporent des éléments venus d’un peu partout, et c’est la notion de « chaînes de valeur » qui désormais compte. Ce qui est important, ce n’est pas tant d’être l’exportateur final, mais d’être avantageusement placé dans ces « chaînes de valeur ». Dans les années 1980, les produits chinois comportaient 35 % d’éléments fabriqués aux États-Unis. Maintenant la relation est inversée, et le but de Trump est de relocaliser le plus possible aux États-Unis les chaînes de valeur. Si on ajoute que la progression chinoise a été facilitée par le non-respect des brevets, l’espionnage industriel, etc., on comprend mieux le sens de la politique américaine actuelle, qui va au-delà des tendances protectionnistes toujours puissantes aux États-Unis. Mais c’est un tournant considérable : pour la première fois, en tout cas depuis 1945, Washington n’est plus le principal acteur et bénéficiaire de la globalisation.
La Russie et la Chine, ces puissants “dissidents” du modèle mondialiste occidental.
Ajoutons encore d’autres facteurs : les banques centrales et le FMI n’arrivent plus à gérer l’évolution de la masse monétaire mondiale, étant donné la volonté de répondre à la crise du système depuis 2008 par des taux bas et même négatifs, et à cause de la multiplication des sources de création monétaire par des organismes de crédit échappant au contrôle des autorités monétaires, création facilitée par l’extraordinaire développement des réseaux informatiques. Les réactions sont désormais instantanées, générées par des algorithmes, au niveau mondial, et le système, où se multiplient les « bulles » financières, peut entrer en résonance, comme disent les physiciens, de façon incontrôlable.
D’autre part l’incertitude règne sur les évolutions techniques de l’avenir, y compris pour l’énergie et les biens de consommation. Une chose est sûre cependant : les projets de réduction de taux de CO2 annoncés sont pour le moment incompatibles avec les possibilités techniques et financières existantes, sauf réduction drastique de l’activité, socialement et politiquement inacceptable. Impasse, donc. On risque de vivre à la fois les inconvénients de la mondialisation, et ceux de son échec !
Les valeurs occidentales ne sont pas universelles
Mais allons à l’essentiel : les Occidentaux considèrent spontanément leurs valeurs comme universelles. En 1948, le délégué chinois (encore de la Chine nationaliste) à la commission qui, sous la présidence d’Eleanor Roosevelt, préparait la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, déclara à celle-ci qu’il la voterait, mais qu’il lui conseillait tout de même de relire Confucius. Or nous y sommes : les valeurs occidentales ne sont plus admises comme universelles.
La Chine estime avoir son propre message et son propre modèle à diffuser : les 600 Instituts Confucius de par le monde s’en occupent. Moscou et Pékin sont d’accord pour remettre en cause le modèle international occidental (droits de l’homme et mondialisation sous toutes ses formes primant sur les souverainetés nationales) et pour penser que le développement économique dépend plus du renforcement de la puissance nationale que de l’adoption du modèle démocratique libéral. Et ils font largement école. De son côté, l’Islam n’a jamais adopté le modèle occidental, mais maintenant, il a les moyens de se faire entendre.
Tous les présupposés de 1919-1990 sont donc battus en brèche. Que faire ? Comme Boris Johnson le souhaite, c’est-à-dire en se plongeant dans la mondialisation, en faisant venir les talents du monde entier, en jouant le jeu de l’innovation dans tous les domaines ? Mais si la mondialisation est en panne, où cette politique va-t-elle conduire le Royaume-Uni ? Ou alors en jouant le jeu du régionalisme, en renforçant les solidarités de toute nature entre pays qui, outre des intérêts économiques communs ou convergents, partagent pour l’essentiel une même vision du monde ? Dans le cas de l’Union européenne, cela reviendrait à abandonner cette volonté de s’inscrire dans la mondialisation post-nationale qui l’a caractérisée depuis les années 1990, et à revenir à la vision d’une identité européenne sur tous les plans, de l’Histoire à la culture en passant par l’économie, qui avait été dans l’ensemble la sienne durant les années 1950-1970, malgré déjà bien des tensions entre mondialistes, comme Jean Monnet, et Européens comme Schuman ou de Gaulle. Cette réorientation est d’autant plus urgente que la mondialisation, façon occidentale, est en panne. Sinon l’Europe sera ballotée entre les influences américaines, russes, arabes et chinoises : elle ne sera pas un acteur, elle sera un terrain de parcours.