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État libéral et liberté religieuse

Bien loin d’être neutre, l’État libéral se coupe de la culture commune religieuse et se retrouve désemparé face aux religiosités contemporaines.

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État libéral et liberté religieuse

Initialement, la reconnaissance par l’Église de la liberté religieuse était une façon de rompre avec sa conduite passée, en prenant solennellement ses distances avec toute forme de violence exercée au nom de la religion. Fondé sur le principe de la dignité de la personne et sur la nature volontaire de tout acte de foi, le respect de la liberté religieuse n’était pas le moins du monde – du moins dans l’intention de la déclaration Dignitatis Humanae – un renoncement à la vérité universelle du christianisme. Bien au contraire voulait-il en être l’expression la plus fidèle. C’est au nom même de la foi en Jésus Christ qu’il était requis de ne pas contraindre ceux qui refuseraient d’y croire.

La séparation radicale du politique et du religieux

Si ce principe est difficilement contestable, son application en revanche l’est bien davantage. Car de ce même principe on pouvait tirer deux mesures radicalement opposées. D’une part promouvoir l’instauration d’une politique authentiquement chrétienne, et même plus chrétienne que jamais puisque plus que jamais attentive à la dignité des personnes. De fait, il n’est pas déraisonnable d’imaginer que les progrès de la liberté religieuse seront d’autant mieux assurés que l’État sera plus ouvertement chrétien. Si le principe de la liberté religieuse est théoriquement fondé sur une anthropologie chrétienne, seule la commune acceptation de cette dernière rendrait vraiment et pratiquement possible la réalisation pleine et entière de la première. Autrement dit : la liberté religieuse ne rend nullement obsolète l’ambition de baptiser des États et des nations, puisqu’il y a apparence que dans les nations chrétiennes la liberté de conscience serait sinon respectée du moins défendue.

D’autre part ôter au christianisme toute velléité politique, en séparant radicalement deux domaines tenus pour intrinsèquement distincts : le domaine politique, où l’usage de la force demeure un moyen ordinaire et parfois légitime ; et le domaine religieux, où aucune contrainte ne saurait jamais être exercée. C’est cette possibilité qui a malheureusement prévalu historiquement. Cette séparation des domaines, cette rupture du vieil édifice théologico-politique sous les coups de boutoir du libéralisme lockien est au cœur de notre modernité politique. Les circonstances historiques qui ont concouru à l’avènement de cette modernité ont en effet utilisé le thème de « la liberté religieuse » d’abord comme un instrument d’émancipation face aux religions politiques.

Contre la théologie politique

Au lieu d’incarner un principe de théologie politique, le respect de la liberté religieuse est d’abord apparu comme une déclaration de guerre contre toute forme de théologie politique. Au lieu d’apparaître comme la confirmation des droits politiques d’une religion soucieuse avant tout d’améliorer la conduite collective des hommes, il passa pour un renoncement à valoir encore, à se faire valoir politiquement en tant que foyer normatif et phare des sociétés humaines. Il arriva donc que la liberté religieuse fut moins la liberté garantie par le christianisme que la liberté en partie conquise contre lui. Et l’espace politique, au lieu d’être encore chrétien, au lieu même d’être encore voulu chrétien par les chrétiens eux-mêmes, s’émancipa solennellement, au nom de la liberté religieuse, de toute appartenance confessionnelle.

Pour son malheur, la religion catholique s’est depuis assez longtemps retrouvée piégée dans cette machine de l’État neutre qu’elle a fini par admettre comme une évidence indiscutable et une incarnation théologiquement acceptable de son propre respect pour la liberté religieuse. Pourtant, s’il y a bien dans le christianisme le fondement d’une distinction ferme entre ce qui appartient à César et ce qui appartient à Dieu, donc d’une distinction entre l’État et l’Église, on n’y trouverait pas la moindre trace d’une pareille distinction entre le domaine politique et le domaine religieux. Que le roi n’ait pas à se laisser dicter sa conduite par le pape n’implique aucunement qu’il n’ait pas à se laisser dicter sa conduite par Dieu, dans le pieux respect de Ses préceptes.

La prétendue neutralité idéologique de l’État

Le 14 mai 2019, la très officielle commission théologique internationale a rendu public un rapport de quarante pages consacré justement à cette question de la liberté religieuse dans le monde contemporain. Sous ses allures modestes, ce petit texte s’attaque frontalement à ce dogme libéral de l’État neutre. Enfin ! Et il le fait avec une hardiesse combative qu’on désespérait de jamais revoir :

La prétendue neutralité idéologique d’une culture politique qui déclare vouloir se construire sur la formation de règles purement procédurales de justice, en écartant toute justification éthique et toute inspiration religieuse, manifeste la tendance à élaborer une idéologie de neutralité qui, de fait, impose la marginalisation sinon l’exclusion de l’expression religieuse de la sphère publique. Et donc de la pleine liberté de participer à la formation de la citoyenneté démocratique. Ici se découvre l’ambivalence d’une neutralité de la sphère publique qui n’est qu’apparente et d’une liberté civique objectivement discriminante.

Ce propos revient à dénoncer, avec une fermeté peu commune, le pacte explicite qui renvoyait la croyance religieuse à une sphère privée éloignée d’une sphère publique où prévalait au contraire la neutralité confessionnelle. Ce partage, quoi qu’il prétende, est un jeu de dupes qui ne respecte aucunement la liberté religieuse puisqu’il contraint pratiquement tous les croyants à se résoudre à une forme d’existence mensongère :

Lorsque les chrétiens acceptent passivement cette dichotomie de leur être entre une extériorité gouvernée par l’État et une intériorité gouvernée par l’Église, ils ont, de fait, déjà renoncé à leur liberté de conscience et d’expression religieuse.

Mais le pire n’est peut-être pas cette hypocrisie institutionnelle. L’indifférence religieuse de l’État, observent les auteurs, a eu cet effet paradoxal d’encourager le développement d’une religiosité politiquement immature, qui échappe à tout réel effort d’institutionnalisation. Telles ces inquiétantes déviations religieuses que constituent « les formes nouvelles de religiosité cultivées dans la ligne de contaminations arbitraires entre recherche du bien-être psycho-physique et constructions pseudo-scientifiques de la vision du monde ». Cette religiosité sur mesure, taillée aux proportions exclusives de la vie privée, avec les clôtures et la culture du secret que cette vie requiert d’habitude, qu’est-elle d’autre sinon une forme de sécession politique qui n’en finit pas d’alimenter les sectes en nouveaux convertis ?

Mondialisme et fondamentalisme

De même, et contrairement aux apparences, la nouvelle poussée du fondamentalisme n’est pas forcément la survivance d’une religiosité traditionnelle que l’on croyait dépassée. Ce phénomène pourrait être en réalité indissociable de la mondialisation contemporaine au point de ne pouvoir se comprendre sans référence à la manière dont les sociétés libérales ont nié à la croyance religieuse tout droit à exister dans le domaine public. C’est par une forme de symétrie conflictuelle, la radicalité d’une option répondant à la radicalité de l’autre, que le fondamentalisme a vu le jour. Il est littéralement l’hyper-politisation de la religion qui fait face à sa massive dépolitisation au sein des sociétés occidentales. Comme tout ce qui ne vit que par opposition à autre chose, le fondamentalisme ne peut donc se concevoir sans les sociétés libérales, dont il inverse méthodiquement tous les signes.

L’ennui est que, confrontés à ces nouvelles formes de religiosité parasite, les États libéraux se retrouvent désarmés, faute d’une culture religieuse suffisante. Face à une religiosité politiquement immature, ils n’ont à opposer que leur propre immaturité religieuse, produite par des siècles d’oubli volontaire et de rejet de l’héritage religieux (en l’occurrence chrétien) qui habite encore leurs pratiques politiques. Face à des religions qui ne savent plus rien du fait politique, ils offrent les réponses maladroites d’un monde politique amnésique qui manque si radicalement de mémoire religieuse qu’il est devenu incapable du moindre discernement : « Les théories de l’État libéral qui le pensent comme radicalement indépendant de ce qu’apportent l’argumentation et le témoignage de la culture religieuse, le doivent concevoir comme plus vulnérable aux pressions des formes de religiosité – ou de pseudo-religiosité – qui cherchent à s’affirmer dans l’espace publique en dehors des règles d’un dialogue culturel respectueux ».

Cette séparation entre la religion et la politique s’avère donc aussi injuste pour la religion qu’elle est dangereuse pour la politique. Car il ne fait aucun doute qu’en cantonnant la religion à la sphère privée, les États libéraux se sont en même temps privés d’un aspect essentiel de tout édifice politique. En effet, la religion est constitutive d’une culture dans laquelle elle assume sinon un rôle matriciel, du moins un rôle majeur. Par culture, il faut entendre un système global de symboles qui informent la vie sociale et permettent de lui donner du sens. Plus encore, la culture commune nourrit de « récits fondateurs » une identité collective qui n’est rien sans elle. C’est donc tout à la fois de cette culture commune et de cet enracinement dans une communauté d’appartenance que les politiques libérales se sont coupées en reléguant le christianisme à l’obscurité des pratiques individuelles : « L’indifférence de l’État le rend progressivement étranger aux fonctions symboliques dont se nourrit l’appartenance sociale et il devient de plus en plus incapable de les comprendre, et donc de les respecter, comme il déclare vouloir le faire ».

Plus profondément, la croyance religieuse est par sa nature même une façon d’assumer la condition humaine dans sa dimension la plus existentielle et la moins anecdotique : « L’expérience religieuse est gardienne du niveau de réalité où la convivance sociale vit et affronte les thèmes et les contradictions qui sont propres à la condition humaine (l’amour et la mort, le vrai et le juste, ce qu’on ne peut comprendre et ce qu’on ne peut espérer ) ». N’est-ce pas à la marginalisation systématique de cette dimension religieuse de l’existence que la vie publique de nos sociétés occidentales doit son apparente frivolité et son incapacité manifeste à élever le débat politique au-delà des querelles picrocholines ?

Si Notre-Dame n’est pas une cathédrale, elle ne peut être qu’une machine à touristes, et non un “commun” comme prétend Castaner, politicien déraciné. On ne remplace pas un symbole vivant par une valeur fumeuse.

La politique moderne est une idolâtrie

Pour toutes ces raisons, le dogme libéral de l’État neutre paraît aujourd’hui de moins en moins tenable. Cette impasse pourrait logiquement nous conduire à tenter à nouveau d’inscrire la sphère publique sous un horizon explicitement religieux, autrement dit redonner toute sa chance à l’idée complaisamment abandonnée d’un « État chrétien ». Un tel projet est d’autant moins absurde que, tout compte fait, l’État moderne a laissé le christianisme derrière lui mais en conservant intactes, depuis deux cents ans, l’affirmation d’un dogme commun et la pratique d’un culte public. Que ce dogme ne renvoie plus à la religion chrétienne et que ce culte ne s’adresse plus explicitement à Dieu n’autorise aucunement à dire que la politique moderne serait sortie de la religion. Fondamentalement, l’idéologie d’État est une forme d’idolâtrie et, à ce titre, elle demeure encore pleinement justiciable de catégories religieuses : « Lorsque la place de Dieu, dans la conscience collective d’un peuple, est occupée abusivement par les idoles fabriquées par l’homme, le résultat n’est pas un climat de liberté plus avantageux pour chacun, mais bien plutôt une servitude plus insidieuse pour tous ».

Malheureusement, les membres de la commission théologique n’ont pas poussé l’audace du raisonnement jusque-là. Convaincus que la religion avait un rôle politique à jouer, ils se sont contentés de vouloir lui faire jouer un rôle social infra-politique. Ils ont parfaitement compris les limites d’une approche de la religion exclusivement fondée sur la liberté des individus et ignorante de la dimension intrinsèquement communautaire et relationnelle de toute vie personnelle : « Elle [la liberté] n’a aucune possibilité de grandir en force et sagesse sans la médiation de relations humanisantes qui aident cette liberté à s’engager, à s’éduquer, à s’affermir et aussi à se transmettre, au-delà des aliénations où l’individualité pure, ravalée à l’individualisme, ne peut que végéter. […] Le jugement de la conscience sur la rectitude de l’agir est élaboré sur la base de l’expérience personnelle, à travers la réflexion morale ; et ce jugement se définit par rapport à l’ethos communautaire qui instruit et qui rend manifeste la valeur des comportements vertueux conformes à la vérité de l’humain ». Mais cet élargissement de la vie religieuse au domaine social la tient encore éloignée de la sphère politique.

Dimension sociale sans dimension politique

Prisonniers de la perspective “personnaliste” de Dignitatis Humanae, les auteurs du rapport parviennent à étendre le domaine spécifiquement religieux au-delà de la seule personne, en direction de sa communauté d’appartenance. Ainsi la religion revêt-elle, au-delà de la relation de chacun avec Dieu, une réelle dimension sociale : « Ainsi, l’existence chrétienne unit-elle la liberté individuelle de l’acte de foi et l’insertion dans une tradition communautaire comme les deux faces d’un même dynamisme personnel ». Mais la vie sociale ou communautaire ne constitue pas en elle-même un ordre politique, elle n’est encore que la coexistence de personnes dans un espace relationnel élargi dont la norme est de « convivance ». Pour qu’il y ait un ordre politique, il faut davantage que cette convivance des personnes ; il faut une personnalité morale collective qui se nomme cité, nation ou empire et qui apparaît comme le « bien commun » de chacun à la condition qu’il soit effectivement bon pour chacun, c’est-à-dire « juste ». De la convivance à la Justice, il y a tout l’écart entre la simple dimension sociale et la dimension proprement politique.

Or, les auteurs de la commission théologique se sont bien gardés de pousser leur prétention au-delà de cette seule dimension sociale. Ce qu’ils attendent n’est finalement rien de plus que la reconnaissance publique du droit des communautés religieuses au sein de cet espace social. Comme dans le modèle libéral, l’État demeure garant de la paix publique, mais il ne doit plus empêcher l’expression sociale de cette foi. Tel est le modèle de « laïcité positive » qu’ils appellent de leur vœu, dans une perspective proche de celle du pape François. On peut se demander si une telle ambition ne restaure pas in fine les conditions d’une exclusion politique qui avait été si vaillamment critiquée dans les passages consacrés à l’État neutre. Car on voit mal en effet comment cette liberté religieuse élargie serait autre chose qu’un encouragement au « repli » communautaire.

À supposer même que ces libertés communautaires ne représentent pas, au sein d’une société multiculturelle, une réelle menace pour la convivance mutuelle (comme si la pratique du dialogue et le respect réciproque étaient une façon d’user correctement de toute croyance religieuse plutôt qu’une norme de comportement prescrite par l’une d’entre elles), le « bien commun » ne s’en trouverait pas pour autant restauré. Dans le cadre du libéralisme, c’est un fait, l’État est seulement le garant de la convivance sociale tandis que le « bien commun », lui, est proprement abandonné au nom du relativisme éthique. L’Église seule, en tant qu’elle affirme à contretemps l’existence de normes transcendantes, demeure en mesure de conserver quelque validité au principe du bien commun. La commission théologique ne se fait pourtant pas faute de rappeler cette immense responsabilité politique, qui empêche de concevoir la foi catholique comme un simple marqueur sociologique. Seulement voilà : effrayée par sa propre audace, elle s’est soigneusement gardée d’aller au bout de sa logique.

Par Damien Clerget-Gurnaud

 

Illustration : Greta Thunberg, prêtresse du farouche culte de Climat, fils de Transition énergétique et de Religiosité.

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