Monde
« Nos dirigeants actuels invoquent souvent la révolution »
Un entretien avec Ludovic Greiling. Propos recueillis par courriel par Philippe Mesnard
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Installé dans un monde post-occidental, Erdogan lorgne vers l’Asie tout en marchandant avec l’Union européenne. Réussira-t-il son pari de grande Turquie musulmane, ou la modernité en décidera-t-elle autrement ?
Avec l’Arabie saoudite, la Turquie est le seul pays du Moyen-Orient à être membre du G20. Bénéficiant d’une économie prospère et diversifiée qui repose sur des bases beaucoup plus solides que la plupart de ses voisins, la Turquie semble avoir les moyens des fortes ambitions qui sont les siennes et qu’elle ne cherche plus à cacher. Restent à surmonter les nombreuses fractures internes (entre Turcs et Kurdes, laïcs et dévots, ruraux et urbains) qui, plus d’une fois dans sa jeune histoire, ont ralenti son ascension.
Depuis 2002 Recep Tayyip Erdogan et les islamo-conservateurs de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) sont à la barre de la Turquie. Désormais l’idéal de la « Turquie nouvelle » (Yeni Türkiye) imprime les jeunes générations. L’héritage de Mustapha Kemal (1881-1938) et son triptyque fondateur État-nation, État-laïque, État-unitaire s’estompent. Trois dates scandent les discours d’Erdogan : 2023, centenaire de la République et ultime clou au cercueil kémaliste, 2053, six-centième anniversaire de la prise de Constantinople, 2071, millénaire de l’arrivée des Turcs en Anatolie. Erdogan a compris qu’à travers la démocratie, c’était aussi la pratique religieuse majoritaire, l’Islam sunnite, qui s’exprimait ; et que, loin d’être une affaire privée, la religion témoignait d’une vision du monde, d’une morale qui ne demandait qu’à influer sur l’existence du plus grand nombre. Erdogan brosse les grands traits de cette alter-modernité conservatrice : « Notre objectif est d’adapter notre tradition et ses valeurs enracinées aux standards universels. Cette nouvelle ligne… puise ses codes dans l’histoire, et fait sienne nos traditions culturelles, sociétales, géographiques… L’AKP, au lieu d’emprunter uniquement au passé ou à d’autres aires civilisationnelles sa ligne politique, les acclimatent et les adaptent »¹.
À la confluence de trois mondes (Asie, Europe, Afrique), la Turquie est « le pivot stratégique de l’Eurasie » (Zbigniew Brezinski). Plus précisément, écrit Ahmet Davutoglu, ancien Premier ministre et théoricien du néo-ottomanisme, « le continent central afro-eurasien épouse les axes nord-sud et est-ouest des lignes de force géopolitique, géoéconomique, géoculturelle qui déterminent les grands équilibres mondiaux et régionaux.
À l’intersection se trouvent Istanbul et les Dardanelles… »².
Du fait de sa position géographique entre terre et mer, la Turquie essuie le ressac de l’éternelle lutte entre puissances terrestre et océanique. Jusqu’au début du XXIe siècle, l’alliance américaine, héritage de la Guerre Froide, demeure le pivot de la politique extérieure turque. Elle conduit le pays à devenir un partenaire de l’Europe (association avec l’Union européenne depuis 1963) et à reconnaître Israël dès sa création. Si ces relations se sont distendues, c’est parce qu’Ankara souhaite rompre avec l’autisme géopolitique de la période kémaliste et renouer avec le monde islamique. De Sarajevo à Bagdad, d’Istanbul au Caire, une même communauté de destin existe : l’islam et le souvenir de l’Empire ottoman. Comme les pays émergents, la Turquie, puissance montante, souhaite défendre ses intérêts propres.
Si le néo-ottomanisme s’est fracassé sur la crise syrienne, ses attendus demeurent. En premier lieu, la conviction que la planète s’achemine vers un monde post-occidental et post-américain. Qu’à l’échelle régionale, le Moyen-Orient se dirige vers un ordre post-Sykes-Picot³. À Astana (Kazakhstan), pour la première fois depuis un siècle, des puissances en marge de l’Occident (Russie, Iran, Turquie, Syrie) négocient seules l’avenir du Moyen-Orient.
La question obsède toutes les chancelleries occidentales. La Turquie s’éloigne-t-elle de ses alliances traditionnelles ? En réalité, elle veut les redéfinir à l’aune de ses propres intérêts. Ankara dénonce leur aspect mécanique. Mais une chose est claire. On ne revient pas sur les avantages acquis. L’Occident reste la porte ouverte sur un précieux capital, scientifique, humain, financier. L’Alliance Atlantique revêt dès lors une nouvelle signification. Elle n’est plus une communauté de pays unis sous la bannière de valeurs partagées. Elle est une chambre de discussions dont on soutire le maximum d’avantages sécuritaires.
Cette mise à distance de l’Ouest rapproche naturellement la Turquie de la Russie et des émergents. À Ankara, les Turcs ont fait le deuil de l’Union européenne. Si le processus d’adhésion conserve un intérêt (accès au marché européen, subventions diverses) le décalage politique et sociétal entre la Turquie et Bruxelles s’accentue irrémédiablement. D’un coté un ensemble libéral, qui porte au pinacle l’individu et ses droits. De l’autre, les démocraties illibérales qui proclament le respect des solidarités naturelles (religion, famille), l’attachement à la souveraineté, le primat de la communauté.
À cet égard, un tropisme géopolitique s’affirme vigoureusement : l’Eurasisme (Avrasyacılık). Il conjugue idée d’une voie particulière au monde turc, refus d’un ordre unipolaire et attrait pour un axe continental Ankara-Moscou-Pékin. Très influent au sein des cercles militaires, il a l’avantage de réconcilier islamistes et kémalistes dans le même rejet de l’Occident. C’est cette altérité radicale que professe Attila Ilhan, théoricien de l’Eurasime : « L’esprit asiatique inspire les Turcs. En Europe, nous serons toujours un peuple de seconde classe. Pas parce que nous sommes pires, mais parce que nous sommes différents. Nous devons avoir le courage d’être nous-mêmes. Nous devons êtres Turcs. Nous devons êtres Eurasiens »⁴.
Après des années miraculeuses, la croissance tourne au ralenti (entre et 2 et 3%). Conséquence de l’augmentation du niveau de vie, la balance commerciale s’est creusée. Sous les assauts de la spéculation la livre turque vacille, l’inflation, le chômage repartent à la hausse. L’évolution négative des « Printemps arabes » a contrarié les progrès effectués en direction du Moyen-Orient, tandis que la dépendance commerciale à l’égard de l’Europe reste forte, rendant la Turquie otage de marchés en marasme. Toutefois, le pays conserve des atouts.
La position de carrefour de la Turquie lui donne la possibilité de peser sur son voisinage immédiat. La Turquie est d’abord le château d’eau du Moyen-Orient, le Tigre et l’Euphrate prennent leur source en Anatolie orientale avant de traverser la Syrie et l’Irak.
Collecteur énergétique, l’Anatolie est le terminal de dispersion du gaz et du pétrole en provenance de la Caspienne et d’Asie centrale. 75% des ressources planétaires d’énergie se trouvent aux frontières turques. En clair, Ankara ambitionne le rôle de hub. Le basculement de la richesse vers l’Extrême-Orient transforme de facto la Turquie en point de passage entre l’ancien monde et le nouveau.
La laïcité fut un siècle durant la religion civique de l’austère État kémaliste et de sa gardienne, l’armée. La fin de la magistrature militaire sur la vie civile implique sa mise à l’encan. La charia n’a pas remplacé le corpus juridique occidentalisé hérité d’Atatürk. Mais l’Islam innerve désormais la société : cours de religion obligatoire, promotion d’école religieuse, construction massive de mosquées (1 pour 800 habitants). Pourtant, à Ankara, comme au Caire, ou à Téhéran, le sel du monde moderne est à l’œuvre. Les Turcs touchent les dividendes des années fastes de croissance. La recherche du confort, les délices du consumérisme, l’utilisation assidue des réseaux sociaux détournent les regards du Très-Haut. Si la laïcité étatique recule, la sécularisation des esprits progresse…
Illustration : Çamlıca, la nouvelle mosquée de 63 000 fidèles, inaugurée pour définitivement tourner la page kémaliste.