Eugène Bozza écrivit un oratorio social sur les mineurs. Évocation puissante et originale du charbon, de sa mythologie industrielle et de ses héros sacrifiés, l’œuvre mérite toute notre attention.
Fils d’un violoniste italien, le niçois Eugène Bozza (1905-1991) étudia à l’Académie de Sainte-Cécile de Rome puis au Conservatoire de Paris où il obtint un Premier prix en 1923. Aussitôt engagé comme violon solo de l’Orchestre Pasdeloup, il débuta une carrière internationale à laquelle il mit un terme en 1930, désireux de se consacrer à la composition. Il réintégra donc le Conservatoire où il décrocha en 1931 son prix de direction suivi de celui de composition (classe d’Henri Büsser) en 1934. Sa cantate La Légende de Roukmani lui valut le Premier grand prix de Rome. Chef d’orchestre à l’Opéra-Comique de 1939 à 1948, il dirigea le Conservatoire de Valenciennes de 1950 à 1975. Appréciant l’atmosphère de l’« Athènes du Nord », dotée d’un orchestre de bon niveau, il s’y établit jusqu’à sa mort en 1991. Bozza produisit cinq symphonies, trois opéras dont La Duchesse de Langeais d’après Balzac (1967) et un opéra-bouffe Beppo ou le mort dont personne ne voulait (1963), des ballets (Fêtes romaines), de la musique de chambre.
Grâce à l’exploitation houillère, Valenciennes était devenue au XIXe siècle un centre industriel d’importance. Bozza y composa un « oratorio social » conçu pour orchestre symphonique, chœur mixte, chœur d’enfants, solistes et récitant, Le Chant de la mine, dont le poète belge José Bruyr écrivit l’argument. À l’occasion de son trentième anniversaire, l’orchestre Valentiana eut l’heureuse initiative de remonter et d’enregistrer cette œuvre populaire et régionalement ancrée qui n’avait jamais été redonnée depuis sa création en 1956.
Son oratorio profane avec récitant prolonge une digne lignée, succédant à Jeanne au bûcher de Honegger (1938) et à Œdipe-Roi de Thiriet (1941). Maître de son écriture, orchestrateur accompli, exploitant toutes les ressources des masses mises à sa disposition, le compositeur fit du chœur le personnage principal. Son traitement des voix est inventif : déclamation rythmée pour l’introduction, dans le style des grandes œuvres de Vladimir Vogel (Wagadu, 1930) intervention vocalisée ou bouche fermée, tantôt a capella, tantôt sur le texte, superposant des rythmes différents dans les scènes de foule. Ainsi les notes et les mots parlés ou chantés dialoguent-ils en parfaite harmonie jusqu’à l’exubérant final.
Didier Kerckaert, narrateur extraverti, nous raconte la journée d’un mineur. Elle débute par une curieuse introduction symphonique évoquant le chaos préhistorique des forces telluriques et la lente transformation d’une forêt en roche sédimentaire. Oublions la catastrophique « Voix du charbon » de Daniel Ottevaere et accompagnons plutôt l’humble travailleur quittant sa maison à l’aube pour se rendre à la fosse. Par delà le triste paysage des corons, l’alouette, chantée par la fraîche Zoé Gosset, célèbre le lever du jour sur les champs alentour. Les tableaux se succèdent. Une impressionnante descente dans la fosse et l’évocation de l’enfer machinique use des effets euphorisants de la percussion qu’avaient auparavant employés John Alden Carpenter (Skyscrapers, 1924), Aleksandr Mossolov (Les Fonderies d’Acier, 1926) et Sergueï Prokofiev (Le Pas d’acier, 1928). Au foyer, une aïeule nostalgique veille sur le berceau du nouveau-né (on songe à l’air de la comtesse de La Dame de Pique…). Sarah Laulan émeut dans ce rôle et la berceuse du P’tit Quinquin, admirablement harmonisée, est un des meilleurs passages de la partition. L’épisode suivant de la ducasse, évitant tout cliché vulgaire, nous rappelle les scènes de liesse parisienne de La Bohème de Puccini (1896) et de Louise de Charpentier (1900). L’allégresse générale s’anéantit avec le coup de grisou fatal. Les lamentations du peuple (Libera me Domine) lorsque l’on remonte les corps des douze victimes se superposent à l’énonciation du Dies irae en un immense crescendo. La dernière scène nous propulse une vingtaine d’années plus tard, quand l’orphelin est à son tour devenu mineur (défendu par Sébastien Obrecht). Parsemée de clins d’œil à Bizet (les enfants de la garde montante de Carmen), Debussy (Sirènes), Wagner (Tétralogie), la partition de Bozza fusionne habilement ces références avec son style propre.
Renouant avec ses origines lensoises, Nicolas Bucher, actuel directeur du Centre de musique baroque de Versailles, défend honorablement cette œuvre forte et colorée. En revanche, l’éditeur ne se montre guère à la hauteur de la réalisation : livret étique, sans étude documentée, sans biographie des artistes, sans aucun détail des 11 plages du disque! Nonobstant, ce Chant de la mine, sorte de Germinal musical à la fascinante efficacité, hymne à la gloire des « gueules noires » et vibrant hommage à l’histoire du bassin minier, mérite amplement sa redécouverte.
Eugène Bozza, Le chant de la mine, Zoé Gosset, Sarah Laulan, Sébastien Obrecht, Daniel Ottevaere, solistes, Didier Kerckaert, narrateur, Orchestre Valentiana, dir. Nicolas Bucher,
1 CD IndeSens INDE 120, 17 €