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Chronique de Michel Bouvier : Force du mythe

« Le caractère le plus profond du mythe, c’est le pouvoir qu’il prend sur nous », écrivait Denis de Rougemont.

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Chronique de Michel Bouvier : Force du mythe

Andrea Marcolongo nous en fait la démonstration en racontant, dans son livre La part du héros (traduit de l’italien, éd. Les Belles Lettres), comment le mythe des Argonautes a transformé sa vie. En commentant l’épopée qu’en tira le poète alexandrin Apollonios de Rhodes au IIIe siècle avant notre ère, cette spécialiste de la Grèce antique use de toutes les ressources de sa culture pour éclairer l’aventure de sa propre existence. Ce faisant, elle rend sa fraîcheur éternelle à un texte dont la beauté et la profondeur l’ont fascinée, plus que les épopées d’Homère. Car Jason, mieux qu’un guerrier, lui semble l’aventurier de l’amour. Le sous-titre qu’elle a donné à son ouvrage, « le courage d’aimer », le précise en soulignant la valeur tragique de l’amour : il faut de la force d’âme pour oser aimer, pour entreprendre ce voyage iniatique vers l’autre, dont les risques sont énormes, à la mesure de l’éblouissement qu’il procure, des richesses qu’il prodigue.

Le mythe ne raconte pas une histoire tant soit peu légendaire, il propose une fable, une parabole. Afin d’en pénétrer le sens inscrit dans la profondeur des mots, Andrea Marcolongo nous ouvre les trésors de l’étymologie qui, selon les philosophes stoïciens définit une technique de « connaissance du monde à travers l’origine des mots que nous utilisons ». Ainsi, par l’étymologie, nous renaissons à la source de notre langage, nous devenons capables d’adhérer à la réalité des choses, car trouver le mot qui dit une chose, c’est la rendre réelle pour moi « grâce à la force de l’existence d’un mot pour la dire. » L’auteur s’accorde à l’intuition de Dante, selon laquelle les mots « suivent » les choses, « ils sont sur leurs talons, ils adhèrent au réel en lui permettant d’exister. » La poésie surgit ainsi, au fil des réflexions, de l’expression d’un savoir, qui n’est pas simple érudition, mais véritable innutrition, ainsi que la pratiquaient les poètes de notre Pléiade. Car c’est le signe distinctif de ce livre que l’on passe incessamment de l’analyse la mieux informée à la fulgurance d’une formule savoureuse, de la réflexion à l’illumination poétique. Notre parcours en est éclairé, nous comprenons soudain ce que c’est que vivre en héros.

Selon les Grecs, nous explique Andrea Marcolongo, le héros n’est pas celui qui accomplit des exploits, mais celui « qui décide de sa vie », qui s’écoute, « se choisit au sein du monde », avec pour règle « de ne jamais se trahir ». Ce héros est typiquement grec parce qu’il est en accord avec les secrets de cette langue géniale qu’est le grec ancien (c’est le titre du premier livre d’Andrea Marcolongo). Ainsi la conception du temps qu’ont les Grecs, et que leur langue illustre dans l’emploi du temps grammatical du parfait, exprime la volonté d’accomplissement plénier de ce qui est vécu au présent, dans un présent qui recommence à chaque fois que nous choisissons d’accomplir ce que nous sommes.

Ne jamais se trahir

Le voyage auquel Jason nous invite, c’est le voyage intérieur avec ses ports à visiter, qui ne sont pas des destinations pour le repos, mais des portes à ouvrir, des seuils à franchir. La plus sublime des portes est celle de l’amour. On ne tombe pas amoureux, on aborde l’amour comme on entre en pleine mer. C’est ce que fait Médée en formant avec Jason un couple, c’est-à-dire une équipe à l’action pour atteindre ensemble le meilleur de soi-même. L’auteur nous rappelle ainsi que les époux, ceux qui se sont promis par les fiançailles, se promettent l’amour, s’engagent à faire de leur vie à deux un accomplissement par l’amour. Elle nous dit encore que ce que Médée attend de Jason, c’est qu’il soit « non plus le fils de ses parents, mais le père de ses enfants », ce que toute femme héroïque – au sens grec – demande, exige (le héros apprendra à ses dépens la force tragique de cette exigence).

Ce livre, nous dit l’auteur, devrait nous aider « à aimer plus, à rire plus, à demander plus à la vie […] et surtout à trouver, non les mots justes, mais nos propres mots. » Car lire, lego en latin, signifie choisir ; ainsi, les mots choisis parce que lus servent-ils « à se choisir. »

Yann Queffélec : une injonction des dieux de la mer.

C’est ce qu’illustre étonnamment un autre livre cependant tout différent, Naissance d’un Goncourt de Yann Queffélec (éd. Calmann-Lévy). On se souvient que Yann Queffélec a obtenu le Goncourt en 1985 pour Les noces barbares. Il a décidé de nous raconter cette aventure, qui fut pour lui une véritable naissance. Car le fils de l’auteur d’ Un Recteur de l’île de Sein n’avait nulle intention de rivaliser avec son père. Il se rêvait marin, et moins pionnier que Jason. Seulement voilà, sa Médée, la magicienne qui devait transformer son existence, ce fut l’éditrice Françoise Verny.

Comme dans les mythes qui racontent la naissance des héros, l’écrivain Yann Queffélec naquit un soir de tempête sur un quai de Belle-Isle où il essayait d’arrimer son bateau en panne de moteur : une dame fabuleuse, « une ombre massive, une créature de la nuit » sortit du vent et des embruns pour lui dire : « Toi, chéri, tu as une gueule d’écrivain. » Et d’exiger qu’il lui apporte un manuscrit ! Ainsi fut choisi l’auteur du Goncourt de 1985. « Personne ne m’a présenté mon éditeur, personne sinon la mer, la fortune de mer », c’est-à-dire un accident survenu en mer, un coup du sort. Celui que la fortune avait choisi résista deux ans avant d’obéir à l’injonction des dieux, et d’écrire un premier bouquin pas trop moche, quoique encore imparfait.

« Toi, chéri, tu as une gueule d’écrivain. »

Aussi la puissance mystérieuse l’obligea-t-elle à s’y remettre sérieusement, lui demanda-t-elle avec serment de changer de vie, de ne plus prendre l’avion pour accompagner sa femme, pianiste de renommée internationale, d’entrer dans la secte des écrivains de l’écurie de Françoise Verny, la déesse de l’édition parisienne, la reine des banquets improbables et des outrances de toute nature, catholique pratiquante qui ne passait pas une journée sans lire la Bible, ni sans trahir Dieu (elle publia un étonnant Dieu existe, je l’ai toujours trahi).

Le sommet de cette épopée moderne et de pure littérature racontée par un marin transfiguré, c’est la traversée de l’Atlantique en Concorde. L’auteur embarque avec sa femme dans ce « bel oiseau blanc » fabuleux – le premier avion à voler deux fois à la vitesse du son de même que la nef Argo fut le premier navire à naviguer en pleine mer – dans des circonstances narrées comme une vision. Il emporte son manuscrit, dont il cherche vainement comment le terminer, et dont la fin lui sera donnée soudainement en plein ciel : « j’en ai griffonné deux feuillets sur le menu » du bord. L’avion subit une grave avarie, comme l’avion de Marcel Cerdan devenu fabuleux par l’amour : « C’est l’amour, le héros, dans l’accident mortel du boxeur », souligne l’auteur, en mystérieuse connivence avec Andrea Marcolongo. Mais les dieux veillent : le commandant, un héros à la grecque, sauve l’avion et ses cent passagers. Sept mois plus tard, le bouquin miraculé est primé par l’Académie Goncourt.

Yann Queffélec anime tout un monde, des personnages comme s’il en pleuvait, et qui appartiennent pourtant à la vérité vraie, celle qui vient « du fond du cœur ». Il écrit à la mitraillette à balles de peinture – les mots crépitent, trouant ses phrases qui s’éparpillent en gerbes colorées –, il compose en pratiquant l’explosion des structures et des formules, comme un moteur à explosions fait filer une voiture. C’est aussi enivrant que de rouler à fond en coupé, avec Françoise Verny au volant, quand elle a fini sa bouteille de whisky. La force du mythe transforme en héros, donne vraiment l’audace de vivre sa vie, de lui en « demander plus ».

 

La part du héros, Andrea Marcolongo, Les Belles lettres, 2019, 272 pages, 19 €
Naissance d’un Goncourt, Yann Queffélec, Calmann-Lévy, 2018, 216 pages, 17,50 €

 

 

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