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L’enfant est toujours ivre

Baudelaire, évoquant « le peintre de la vie moderne », le comparait à un enfant, qui « voit tout en nouveauté, est toujours ivre ». Avant tout le monde, le poète pressentait ce que l’artiste allait devenir. Aujourd’hui que la mue est accomplie, il est banal de vanter les talents poétiques de l’enfant ; on néglige cependant les précisions qui suivent : si l’enfant a l’ivresse, il n’a pas les « organes virils » pour s’exprimer.

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L’enfant est toujours ivre

Éric-Emmanuel Schmitt ne néglige rien. Félix ou la source invisible, son nouveau roman (éd. Albin Michel), nous raconte l’histoire d’un garçon de douze ans, dont la mère Fatou, jusque-là tenancière épanouie d’un bistrot de Belleville, sombre un beau jour dans la dépression. La médecine ne lui apportant aucune amélioration, il fait appel à un oncle africain (sa mère est née au Sénégal), qui propose de faire confiance à un marabout de Barbès. Ce schéma ne dit rien de l’essentiel, évidemment. L’essentiel, c’est d’abord les gens qui gravitent autour de la mère et de son fils, que l’on découvre à travers les yeux de Félix, l’enfant « toujours ivre » au sens où Baudelaire parle de l’ivresse, cet état d’incertitude et d’étonnement que l’on ressent devant le monde offert à notre curiosité ingénue, antichambre du génie.

Tout rend Félix ivre. Quand sa mère lui dit qu’il est le fils du Saint-Esprit, il trouve ça formidable, d’autant qu’on en a la preuve en consultant le registre des naissances. Quand elle lui dit que Mme Simone a « bouffé de la vache enragée », il l’imagine « munie d’un lasso en train de choper des vaches folles qu’elle découpait au couteau avant de les dévorer crues ». Et ainsi de suite. Ce qui ne l’empêche pas de s’apercevoir que les sorciers de Barbès sont des escrocs, que l’oncle n’est ni malin ni honnête, que les grandes personnes ne savent pas souvent se conduire ni toujours prendre les bonnes décisions. Ce qui l’empêche encore moins de rester ferme quand tout s’écroule autour de lui, de regarder les bizarreries des êtres avec la mansuétude d’un sage, de se conduire en homme de la maison. D’où la difficulté pour lui de se trouver soudain face à ce père qu’il n’a jamais vu, qui se révèle l’homme de la situation, celui qui a les « organes virils ». Mais c’est quand même de son fils Félix que Félicien le trop rationnel aura besoin dans les circonstances où la raison balbutie, où c’est le cœur qui dicte la bonne décision.

Cette âme d’enfant permet d’accéder à la culture africaine animiste, à laquelle l’oncle et le mari devinent qu’il faut revenir comme à la source de vie de Fatou, qui s’en est coupé, pour des raisons que vous apprendrez en lisant cette belle histoire, narrée comme une fable, un conte qui fait penser aux Petits contes nègres pour les enfants des blancs du magicien Cendrars. Comme chez Cendrars, on respecte cette culture étrange à nos yeux occidentaux, comme chez Cendrars, on trouve un humour salvateur, un goût de l’homme dans sa diversité attachante, une ferveur pour les secrets qu’il faut raconter, mais ne pas souiller par des explications.

Éric-Emmanuel Schmitt est un griot du Brabant. Sa parole délivre une sagesse qui ne pèse pas, parce qu’elle est sertie dans des histoires. Elles sont belles, emplissent l’air de paroles tendres, chantent des airs qu’on reconnaît tout en sachant qu’on ne les a jamais entendus. Ce grand charme du déjà-vu lorsqu’on débarque en terre inconnue, qu’on se sent déjà chez soi d’être aimablement prié d’entrer. Félix débarquant à Dakar est affolé d’abord, mais l’amour pour sa mère, la volonté de la sauver lui fera peu à peu reconnaître que cette terre lui veut du bien, qu’il doit faire confiance au féticheur.

Éric-Emmanuel Schmitt nous enseigne aussi combien la langue est une merveille, le français qui est la langue d’emprunt que Fatou manie avec une dextérité surprenante, un génie inventif visionnaire, mais aussi la langue maternelle, celle que nous avons entendue en venant au monde, qui est en nous la source de la vie, celle à laquelle Fatou devra revenir pour refaire siens les rites secrets de son âme. Car « seul l’esprit soigne l’esprit », que la parole fait apparaître ; et il faut longuement regarder ce qui apparaît afin de voir, car « l’apparence n’est pas l’apparence de rien, plutôt l’apparence d’un univers dérobé. »

 

Gilles Paris ne veut croire qu’en l’ivresse des enfants. Les nouvelles de La lumière est à moi (éditions Gallimard) sont des plongées en enfance par un homme qui se souvient de tout, mais surtout de la mer où il faut oser nager, de la grotte qu’il faut oser découvrir en plongeant au risque de l’étouffement, la grotte où découvrir « l’envers du décor », « le reflet des millénaires bien avant que la mer ne le recouvre ». Si on sort vainqueur de ce défi, alors on peut guérir ceux qui meurent d’une maladie inconnue, inguérissable, ceux qui meurent de n’avoir pas été aimés jusqu’au sacrifice de sa propre vie pour qu’ils vivent la leur.

Seuls les enfants savent aimer, c’est ce que Gilles Paris nous raconte dans ses nouvelles, aimer de trente-six façons, toujours dans l’éblouissement, le mystère de la nouveauté absolue où l’on est accueilli quand on naît. Mais si seuls les enfants savent aimer, ils savent aussi voir comment l’amour vient aux grandes personnes, comment il les met c’en dessus dessous, ce qui est en dessus dessous. Les enfants regardent avec des yeux écarquillés par l’étonnement. On leur dit que ce n’est pas de leur âge, mais ils écoutent aux portes, ils comprennent, ils savent mieux que les grands la brutalité, la violence de l’amour, l’énormité de cette chose qui fait tant de ravages, mais sans laquelle on ne peut pas vivre, sans laquelle il n’y a pas de vie possible.

Les enfants font leur expérience de l’amour. C’est terrible, l’expérience de l’amour. Ça fait de vous des êtres anormaux, des monstres. Ça vous enseigne la vie, ou rien n’est normal, si ce n’est l’anormal. Aucun enfant n’est normal, puisqu’il apporte au monde sa nouveauté absolue, unique. Et rien ni personne ne peut lui expliquer cette nouveauté qu’il apporte, sauf l’enfant qui devient son ami, ou le frère qui l’aime plus que tout, au point que ce n’est pas normal, évidemment.

La galerie des personnages de Gilles Paris est fabuleuse, des enfants en quête d’amour, des adultes égarés dans leur folie, ou enivrés de tendresse, un univers dominé par l’imagination, cette « reine des facultés » selon Baudelaire. Mais dans cet univers il faut savoir lire, ne pas passer trop vite à la phrase suivante, comme font les lecteurs pressés, qui prennent tout ce qui est imprimé pour information comptant, et se font berner par curiosité mal placée : ils veulent connaître la suite, alors que ce sont les mots qui la retardent qui comptent.

Toutes ces histoires sont uniques, toutes sont merveilleuses. C’est l’écrivain qui les rend merveilleuses, qui leur donne leur achèvement, lui qui possède les « organes virils » de l’artiste. Gilles Paris est un maître poète, un maître-ès-langue. Il nous éblouit de ses trouvailles, on en reste bouleversé, illuminé. Ainsi « La petite dernière » est-elle une variation sur la petite fille qui naît la dernière d’une fratrie, mais que Gilles Paris renouvelle totalement en prenant la chose d’un autre côté, par « l’envers du décor » si vous voulez. La petite dernière est dernière en tout, elle renverse tout, elle est insupportable. Mais si elle est la dernière, elle n’est pas la dernière à comprendre, à savoir se défendre des hommes à « pattes velues », elle connaît l’art de devenir la première à leur résister, à promettre de ne plus faire de cadeau à personne. Jeux de langue, humour, tendresse. Gilles Paris nous fait retrouver ce que nous avions perdu : l’ivresse de sentir pour la première fois.

 

Félix et la source invisible, Eric-Emmanuel Schmitt, Albin Michel, 2019, 234 pages, 17 €
La lumière est à moi et autres nouvelles, Gilles Paris, Gallimard, 2018, 208 pages, 19 €

 

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