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Le Tombeau de la Frivolité

Dandy proustien de la Belle Époque, Fernand Ochsé (1879-1944),artiste délicat et raffiné, à la fois compositeur, dessinateur et décorateur, contribua à d’importantes créations théâtrales.

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Le Tombeau de la Frivolité

Les traces de la vie de Fernand Ochsé sont insuffisantes pour justifier une vraie biographie, argumente Benoît Duteurtre en préambule de son récit. Compensant l’absence cruelle de sources, il mélange les genres pour étoffer sa reconstitution et donner chair au personnage, alternant invention romanesque, enquête journalistique, souvenirs autobiographiques et essai provocateur. Il nous gratifie de beaux chapitres sur le milieu artistique parisien entre 1900 et 1940, abondants en détails et références – au point que son protagoniste se mue presque en figure secondaire.

« Une fabrique d’enchantements »

Issu d’une famille juive aisée chérissant les arts, Fernand Ochsé, « type du poète romantique avec sa jolie barbe et sa mèche à la Musset » selon Fernand Gregh, fut un acteur estimé de la scène culturelle de la Belle Epoque puis des Années folles. Le premier chapitre est délectable, écrit du point de vue de Marguerite de Saint-Marceaux découvrant la demeure neuilléenne des Ochsé et décrivant la représentation des Poèmes tahitiens en 1908. Cette soirée d’art total, conçue par Fernand, tout comme Eaux Fortes (d’après les dessins d’Audrey Beardsley) pour l’hôtel Polignac, n’a rien d’extraordinaire, n’en déplaise à l’auteur, et le concept fut mis en vogue par Francis Thomé au siècle précédent. On trouve plus loin les souvenirs de la comédienne Gisèle Casadesus dont le père, compositeur, recevait régulièrement le jeune musicien.

Ochsé a composé, peint, écrit, et surtout créé décors et costumes très appréciés pour de nombreux spectacles : Le Barbier de Séville, Lucia di Lammermor (1913), Le Jeu de Robin et de Marion (1918), Pastorale de Noël (1919), Ciboulette (1923), Chanteclerc (1928), Brummel (1931), Les Amants romantiques (1936), Trois Valses (1938). En 1928, il réalisa les décors du film de Jean Epstein La chute de la maison Usher.

Collectionneur d’objets rares, souvent rapportés de Venise où il passait l’hiver en compagnie des mondains parisiens, Ochsé possédait une fabuleuse collection d’automates et de toiles (le Souper au bal de Degas, Alfred Stevens…). Passionné par l’esthétique du second Empire mais conjuguant sans heurt nostalgie et modernité, il s’enthousiasma pour les Ballets russes et applaudit au Sacre du Printemps. Captivante et très documentée, la description du milieu de la création nous fait côtoyer Satie, Milhaud, Kurt Weill, Ray Ventura ou Fernandel. Évocation réussie d’un demi-siècle de vie théâtrale où défilent ceux qui comptèrent pour lui, notamment ses amis Reynaldo Hahn, Ravel, Schmitt, Henri de Régnier et Arthur Honegger, dont il fut le mentor et qui affirmait : « Je n’ai jamais entendu une œuvre nouvelle écrite par moi sans me demander : Qu’en aurait pensé Fernand ? »

« Un des plus fins talents de la musique légère »

Pourquoi Benoît Duteurtre ne tente-t-il pas de caractériser pour ses lecteurs la musique de son héros ? Nous ne saurons rien des Odelettes anacréontiques de 1907 ni de sa musique de scène pour La Surprise de l’amour (n’était-ce qu’un projet ?). Pourquoi passe-t-il sous silence la création – à laquelle assista Ochsé – de son tableau musical Stevens au Kaufmannischen Verein de Francfort à l’automne 1912? Ce vibrant hommage au second Empire en forme de variation sur le Beau Danube Bleu obtint un « éclatant succès ». Et la cantatrice Raymonde Delaunois emporta l’œuvre en tournée à Berlin et à Vienne ! Pourtant, l’examen des partitions publiées nous révèle aisément qu’Ochsé prolonge la tradition de Massenet, dont il perpétue de-ci de-là l’originale déclamation rythmée : comparez par exemple les Expressions lyriques de 1912 avec Le Parc de 1913. Ce recueil de mélodies, d’après les Fêtes Galantes de Verlaine, s’impose comme un des plus beaux du XXe siècle et condense justement les qualités de son style : nous pouvons rapprocher sa sensualité mélodique de Massenet et de Hahn, sa science harmonique de Schmitt, son élégance et sa grâce de Ravel, le piment et la conduite épurée de sa ligne de Roussel. Nous aimerions en savoir plus sur son chef d’œuvre Choucoune, opérette coloniale d’après Paul Reboux, orchestrée par Honegger, présentée en concert en 1929 mais il n’en subsiste que deux extraits. Sans pour autant en apporter la démonstration, l’auteur considère comme établie l’ascendance d’Ochsé sur le Groupe des Six : « Il y a chez cette avant-garde un mélange de modernité et de goût de la frivolité certainement inspiré par Fernand Ochsé, lui qui était un fou d’Offenbach et un passeur de talent. »

« Pendant plusieurs décennies, Fernand Ochsé s’était appliqué à cultiver […] la bonne humeur et la légèreté comme vertus supérieures de la civilisation.» À cette vie consacrée aux arts et à l’érudition, symbole d’une époque et de sa disparition, Benoît Duteurtre superpose une autre existence, celle de l’opérette. Nul n’est plus qualifié pour cet exercice de défense et illustration ! Les frontières entre chanson populaire et musique savante étaient alors perméables. L’écrivain ressuscite l’art de vivre d’un temps épris de liberté et formidablement inventif. Il réhabilite un pan de vie musicale indissociable de l’esprit français qui conquit le monde. Ce répertoire ne tarda guère à se voir condamné par les idéaux du gouvernement de Vichy. Le pamphlétaire aguerri fustige aussi « la modernité de l’emmerdement maximal » prônée par l’intransigeante avant-garde qui s’imposa dès les années 1950. Le point de vue, certes pertinent, appelle nuance car le déclin de l’opérette, miroir d’une époque, est imputable à des raisons vraisemblablement plus complexes.

« Un vaste procès qui se prolonge »

Le romancier tient des propos détonants et bienvenus sur le contexte dans lequel évoluèrent les artistes sous l’Occupation. Le tableau qu’il en brosse relève d’une louable intention de briser les tabous et de rétablir une vérité difficile à cerner. Parce qu’il puise sans le savoir à des sources partiales et incomplètes (Composer sous Vichy de Yannick Simon), il ne peut malheureusement rendre totale justice à Florent Schmitt, faussement accusé d’antisémitisme, malgré le regard bienveillant qu’il lui porte. Si l’illustre compositeur participa au Festival Mozart à Vienne en décembre 1941 (lui qui exécrait Mozart), c’est principalement par désir de revoir son fils unique, prisonnier de guerre à Pirmasens et dont il n’avait plus de nouvelles depuis juin 1940 ! Tout comme Honegger ou Casadesus, Schmitt signa en 1944 la pétition de soutien à Ochsé¹. Pourquoi taire ces faits ?

« On ne pourra pas faire de mal à des gens du monde » (Louise Ochsé)

Pour étoffer les derniers chapitres sont convoqués d’autres compositeurs juifs oubliés : Marcel Lattès, Casimir Oberfeld, auxquels nous pourrions ajouter Raymond Berner, qui partagèrent le même destin tragique. Après s’être réfugié en zone libre, Fernand Ochsé fut arrêté à Cannes. Le dernier convoi parti de Drancy le 31 juillet 1944 le conduisit à Auschwitz. Ses biens furent spoliés et la plupart de ses partitions ont disparu. Le monde avait basculé, engloutissant avec lui cette école de la légèreté qui régna sans partage pendant trois quarts de siècle. n

 

1. Cf. Haro sur le sanglier des Ardennes, in Politique Magazine n°6, février 2003.

 

Benoît Duteurtre, La Mort de Fernand Ochsé. Editions Fayard, 2018, 300 pages, 19 €.

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